12 Mars 2010
Par BRIGITTE OLLIER
Reflections (Reflets), New York c. 1939-1945 (The Lisette Model Foundation, Inc.)
Lisette ModelLe Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008. Jusqu’au 6 juin 2010. Rens. : 01 47 03 12 50. Catalogue coédité par le Jeu de Paume et Fundación Mapfre, 232 pp., 40 euros. Textes de Cristina Zelich et Ann Thomas.
Sur les cimaises du Jeu de Paume, à Paris, 120 tirages en noir et blanc d’une œuvre austère et sensuelle, qui vous ligote pour la vie. Tout, chez Lisette Model (Vienne, 1906-New York, 1983) ne cesse d’étonner. Elle bouscule et réconforte dans le même élan, épinglant crûment deuxfashion victims à New York, ou un homme assoupi des bords de Seine, calé sur un banc de pierre comme un coquillage. Elle est aussi à l’aise avec les pauvres et les riches, et c’est d’ailleurs avec ces derniers qu’elle se lance dans le reportage, à Nice, en 1934, après de longues études musicales, notamment auprès de Schönberg.
incomparable. Sa sœur Olga lui enseigne les rudiments de la photographie ; Rogi André, la première femme d’André Kertész, lui glisse ce conseil très utile pour une débutante : «Ne prends jamais ce qui ne te passionne pas.» Ses portraits d’oisifs sur la Promenade des Anglais paraissent en juin 1935 dans Regards, revue financée par le Parti communiste. Même si Model critique implicitement ces repus de la Côte d’Azur, elle ne les caricature pas. Ce qui l’intéresse, c’est d’isoler leur volume, leur masse corporelle qui remplit entièrement le cadre, jusqu’à l’engloutir. Plus tard, à New York, où elle s’installe en 1938 avec son mari le peintre Evsa, elle saisira à l’identique les pauvres du Lower East Side, figés sur le trottoir, au bout du rouleau, vêtements en lambeaux, toujours considérés avec grandeur.
Ce style incomparable lui vaudra son ticket d’entrée au Harper’s Bazaaren 1941, sous la direction artistique d’Alexey Brodovitch, dont elle sera, jusqu’en 1955, l’une des signatures réputées. Première commande : un reportage sur Coney Island, terrain d’attractions, de jeux et de baignades, l’avant Disneyland. Elle y croque sa baigneuse légendaire, sortant capiteusement de l’Atlantique en chair et sans os. Lisette Model : «La lumière qui tombe sur elle, la mer derrière, c’est unique, c’est fini dans une seconde… La photographie, c’est l’art de l’instant.»S’enhardissant, Model expérimente les reflets (Reflections), méli-mélo sophistiqué de vitrines, mannequins et buildings, où la photographie n’est qu’une surface géométrique. Ainsi dans sa série sur les piétons, dont les jambes deviennent des éventails. Des portraits de rue, elle passe aux famous people, Frank Sinatra éblouissant, puis les musiciens de jazz. Elle fréquente les bars de Weegee, l’homme qui tire plus vite que son ombre. Comme cet oiseau de nuit, elle a le chic du casting, repérant les gueules cassées et les solitaires, pour les saisir dans un mouvement de contre-plongée.
«signification». Tout n’est pas rose pour Lisette Model, citoyenne américaine en 1944, surveillée par le FBI dès 1952 (soupçonnée de communisme). Progressivement, ne se sentant plus assez libre, elle laisse de côté la prise de vues. L’enseignement sera sa bouée de secours ; elle va y exceller, formant, entre autres Diane Arbus, Larry Fink, Rosalind Solomon. Au New York Times daté du 7 décembre 1951 qui la questionne sur ses images, elle répond : «Il est important que les photographes comprennent que la photographie doit être le fruit du présent, et non du passé. Elle doit renvoyer à tout ce qui, dans la vie, renferme un sens pour nous en ce moment même. Autrement, elle devient une simple imitation d’un événement survenu hier, sans signification aucune pour le présent. De nouvelles images sont partout autour de nous. Simplement, nous ne les voyons pas à cause de la routine stérile, des conventions et de la peur.»
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