Est-il nécessaire de se croire meilleur que l'univers? Nous aurons beau raisonner, toute notre raison ne sera jamais qu'un bien faible rayon de la nature, une infime partie de ce tout qu'elle s'arroge le droit de juger, et faut-il qu'un rayon, pour qu'il fasse son devoir, souhaite de modifier la lampe dont il émane? Le sommet de notre être, du haut duquel nous entendons absoudre ou condamner la totalité de la vie, n'est évidemment qu'une inégalité que notre oeil seul remarque sur la sphère sans limite de la vie. Il est sage de penser et d'agir comme si tout ce qui arrive à l'humanité était indispensable. Il n'y a pas longtemps, pour ne citer qu'un seul de ces problèmes que l'instinct de notre planète est appelé à résoudre, il n'y a pas longtemps, on eut, parait-il, l'intention de demander aux penseurs de l'Europe s'il faudrait considérer comme un bonheur ou un
malheur qu'une race énergique, opiniâtre et puissante, mais qui nous semble, a nous
autres Aryens, en vertu de préjugés trop aveuglement acceptés, inférieure par
l'âme ou par le coeur, la race juive en un mot, disparut ou devint
prépondérante. Je suis persuadé que le sage peut répondre, sans qu'il y ait dans sa
réponse ni résignation ni indifférence répréhensibles: "Ce qui aura lieu sera le
bonheur ." Souvent, ce qui a lieu nous parait avoir tort, mais qu'a donc fait de plus
utile jusqu'ici toute la raison humaine que de trouver une raison supérieure aux
torts de la nature? Tout ce qui nous soutient, tout ce qui nous assiste, dans la vie
physique comme dans la vie morale, vient d'une sorte de justification lente et
graduelle de la force inconnue qui nous parut d'abord impitoyable. Si une race
absolument conforme à notre idéal disparait, c'est que notre idéal n'est pas absolument
conforme a l'idéal par excellence, qui est, comme je l'ai dit, la vérité intime de
l'univers. Déjà, nous avons su tirer de notre expérience, déjà nous avons vu confirmer par la réalité d'admirables rêves, d'admirables désirs, de grandes idées et de grands sentiments d'amour, de beauté, de justice. S'il en est dans notre imagination, de plus vastes et de plus consolants, mais qui ne supporteraient pas l'épreuve de la réalité, c'est-à-dire de la puissance anonyme et mystérieuse de la vie, c'est qu'il faut qu'ils soient autres, mais non qu'ils soient moins beaux, moins vastes, ni moins consolants. En attendant que la réalité se manifeste, il est peut-être salutaire
d'entretenir un idéal qu'on s'imagine plus beau que la réalité; mais après que celle-
ci s'est enfin révélée, il devient nécessaire que la flamme idéale que nous avons
nourrie de nos meilleurs désirs, ne serve plus qu'à éclairer loyalement les beautés
moins fragiles et moins complaisantes de la masse imposante qui écrase ces désirs
. Je ne crois pas qu'il y ait en tout ceci acceptation servile, fatalisme endormi,
optimisme passif. Il est possible que le sage perde en mainte occasion une partie
de l'ardeur obstinée, exclusive et aveugle, qui fit réaliser par quelques-uns des
choses pour ainsi dire surhumaines, par cela même qu'ils ne possédaient pas la
plénitude de la raison humaine. Mais il n'en est pas moins certain qu'il n'est permis
a aucune âme honnête d'aller chercher de l'énergie, de la bonne volonté, des illusions
ou de l'aveuglement dans une région inférieure a celle des pensées de ses meilleures
heures. On ne fait vraiment son devoir dans la vie intérieure qu'en le faisant toujours
au plus haut de son âme, au plus haut de sa vérité propre. Et si, dans l'existence
pratique et quotidienne, il est parfois licite de composer avec les circonstances,
s'il n'y est pas toujours opportun d'aller jusqu'au bout de soi-même, comme
Saint-Just, par exemple, qui, voulant, avec une ardeur admirable, la justice,
la paix et le bonheur universels, envoyait de bonne foi a l'échafaud des milliers
de victimes, dans la vie de la pensée, le devoir est d'aller, en tout cas jusqu'à
l'extrémité de sa pensée. Au reste, savoir que l'on n'agit qu'en attendant la vérité
n'empêchera d'agir que ceux qui n'eussent pas davantage agi dans l'ignorance.
La pensée qui s'élève en courage ce qu'elle décourage. Il semble naturel a ceux
qui regardent de haut et admirent d'avance ce qui détruira leur action, de faire
tout ce qu'ils peuvent pour améliorer ce qu'il n'est pas interdit d'appeler la raison,
la justice, la beauté de la terre, l'instinct de la planète. Ils savent qu'améliorer,
ici, ce n'est, au fond, que découvrir, comprendre, respecter. Avant tout, ils ont
confiance dans "l'idée de l'univers". Ils sont persuadés que tout effort vers le mieux
les rapproche de la volonté secrète de la vie, mais ils apprennent en même temps à
tirer de l'échec de leurs plus généreux efforts et de la résistance de ce grand monde,
un aliment nouveau pour leur admiration, pour leur ardeur, pour leur espoir. Si vous gravissez vers le soir une haute montagne, vous voyez diminuer peu à peu, se perdre enfin dans l'ombre envahissante de la vallée, les arbres, les maisons, le clocher, les prés, les vergers, la route et la rivière même. Mais les petits points lumineux que l'on trouve, au fond des plus obscures nuits, dans les lieux habites par les hommes ne s'affaibliront pas à mesure que vous vous élèverez. Au contraire, a chaque pas que vous ferez vers la hauteur, vous découvrirez un plus grand nombre de lumières dans les villages endormis sous vos pieds. La lumière, si fragile qu'elle soit, est peut- être la seule chose qui ne perde
presque rien de sa valeur en face de l'immensité. Il en est de même de nos lumières
morales quand nous regardons la vie d'un peu haut. Il est bon que la contemplation
nous apprenne a nous désintéresser de toutes nos passions inférieures, mais il ne
faut pas qu'elle affaiblisse ou décourage le plus humble de nos désirs de vérité, de
justice et d'amour. D'ou vient-elle, cette règle que je formule ainsi? je n'en sais rien moi-même. Elle me parait humaine et nécessaire, voila tout; et je n'en saurais donner d'autres raisons que des raisons sentimentales. Mais les raisons sentimentales sont parfois les moins méprisables. Et si j'atteignais un sommet d'ou cette loi ne me paraitrait plus utile, j'écouterais l'instinct secret qui me dirait de ne pas m'arrêter, de m'élever encore, jusqu'a ce que j'aperçoive de nouveau toute son utilité. V Apres cette introduction générale, parlons plus particulièrement de l'influence que la sagesse peut avoir sur notre destinée. Et puisque l'occasion s'en présente, il est peut-être utile de faire observer, des l'abord, qu'on chercherait en vain une méthode bien rigoureuse dans ce livre. Il n'est compose que de méditations interrompues, qui s'enroulent avec plus ou moins d'ordre autour de deux ou trois objets. Il ne prétend persuader personne, il n'entend rien prouver. Au demeurant, les livres n'ont guère, dans la vie, l'importance que la plupart des hommes qui les écrivent ou qui les lisent veulent bien leur accorder. Il suffirait de les écouter dans l'esprit ou l'un de mes amis, qui est un grand sage, écoutait un jour le récit des derniers instants de l'empereur Antonin le Pieux. Antonin le Pieux qui, a plus juste titre encore que Marc-Aurèle, peut être considère comme l'homme le meilleur et le plus parfait que la terre ait porté, car à toute la sagesse, à toute la profondeur, à toute la bonté, à toutes les vertus de son fils adoptif, il joignait je ne
sais quoi de plus viril, de plus énergique, de plus pratique, de plus simplement
heureux et de plus spontané, qui le rapprochait davantage de la vérité quotidienne,
Antonin le Pieux, étendu sur son lit, attendait la mort, les yeux voiles de larmes
involontaires et les membres baignes des pales sueurs de l'agonie. A ce moment,
le chef des gardes du palais entra dans sa chambre, pour lui demander, selon
l'usage, le mot d'ordre. AEquanimitas, égalité d'âme_, répondit-il en tournant la
tête du coté de l'ombre éternelle. Il est beau d'aimer et d'admirer cette parole,
disait mon ami. Il est plus beau encore, ajoutait-il, de savoir sacrifier sans que
personne le remarque, sans que soi-même on songe à s'en apercevoir, le temps q
ue le hasard nous accorde pour l'admirer, à la première venue des petites oeuvres
utiles et simplement vivantes que le même hasard offre sans cesse a la
bonne
volonté de notre coeur.
VI
"Leur destinée voulait sans doute qu'ils fussent opprimes par les hommes
ou par les événements partout ou ils se planteraient." dit un auteur en
parlant des héros de son livre. Il en est ainsi de la plupart des hommes.
Il en est ainsi de tous ceux qui n'ont pas appris à séparer leur destinée
extérieure de leur destinée morale. Ils sont semblables au petit ruisseau
aveugle que je contemplais un matin, du haut d'une colline. Tatonnant,
se débattant, trébuchant et chancelant sans cesse au fond d'une vallée
obscure, il cherchait sa route vers le grand lac qui dormait de l'autre coté
de la foret, dans la paix de l'aurore. Ici, c'était un quartier de basalte qui
l'obligeait a quatre longs détours, la-bas, les racines d'un vieil arbre, plus
loin encore, le simple souvenir d'un obstacle à jamais disparu le faisait
remonter vers sa source en bouillonnant en vain, et l'éloignait indéfiniment
de son but et de son bonheur. Mais, dans une autre direction, et presque perpendiculairement au ruisseau affole, malheureux, inutile, une force
supérieure aux forces instinctives avait trace à travers
la campagne, à travers les pierres écroulées, à travers la foret
obéissante, une sorte de long canal, ferme, verdoyant, insoucieux,
pacifique, allant sans hésiter, de son pas calme et clair, des profondeurs
d'une autre source cachée a l'horizon, vers le même lac lumineux et
tranquille. Et j'avais a mes pieds l'image des deux grandes destinées qui
sont offertes a l'homme.
VII
A coté de ceux qui sont opprimés par les hommes et par les événements,
il y a en effet d'autres êtres en qui se trouve une sorte de force intérieure
à laquelle se soumettent non seulement les hommes, mais même les
événements, qui les entourent. Ils ont conscience de cette force; et cette
force n'est d'ailleurs autre chose qu'un sentiment de soi-même
qui a su s'étendre au delà des bornes de la conscience habituelle
aux hommes.
On n'est chez soi, on n'est a l'abri des caprices du hasard, on n'est
heureux et fort que dans l'enceinte de sa conscience. Au reste, ces choses
ont été dites trop souvent pour que nous nous y arrêtions,
si ce n'est pour fixer notre point de départ. Un être ne grandit
que dans la mesure ou il augmente sa conscience, et sa conscience
augmente a mesure qu'il grandit.
Il y a ici d'admirables échanges; et de même que l'amour est insatiable
d'amour, toute conscience est insatiable d'extension, d'élévation morale,
et toute élévation morale est insatiable de conscience.