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Moïcani - L'Odéonie

"Quand un salon littéraire devient un boudoir pour dames"

Aperçu d'Andre Spire Acteur Principal De La rencontre De James Joyce Et De Sylvia Beach

 

 

André SPIRE

 

Nancy 1868 - Paris 1966

 

D'après André Spire par Paul JAMATI

 

Editions Pierre Seghers; collection Poètes d'aujourd'hui, 1962
(les sous-titres sont de la Rédaction du site)

 

 

Extraits :


les racines

 


André Spire est né à Nancy le 28 juillet 1868, dans une famille juive de la bourgeoisie aisée.

Ses ancêtres ont dû se fixer en Lorraine au début du 17ème siècle. Un document de 1670 mentionne pour la première fois l'un d'entre eux. C'est un arrêt du Parlement de Metz. Le "corps des marchands", pour se débarrasser à bon compte d'une concurrence redoutable, avait monté de toutes pièces un procès de "crime rituel". Rabbi Abraham Spire, chef du tribunal rabbinique de la communauté de Metz, fut considéré comme complice, menacé de prison, de lourdes peines. A cette époque, Louis XIV défendait âprement ses prérogatives contre les empiètements des parlements. La communauté en péril provoqua des interventions et un édit du roi "étant en son conseil" annula les trois arrêts qui avaient statué sur l'affaire. Plus heureux que le principal accusé, qu'on s'était hâté de brûler vif après lui avoir appliqué la question, Abraham Spire fut sauvé. La menace qui pesait sur tous les Juifs de la province se dissipa.

Un siècle plus tard, c'est à Blâmont, près de Lunéville, que nous retrouvons la famille Spire. Oury, l'arrière-grand-père du poète, y naquit en 1776, y mourut en 1860. La Révolution française, en reconnaissant l'égalité des droits à tous les citoyens, permit aux Juifs d'accéder à la propriété. Oury Spire acheta une terre qu'il exploita toute sa vie avec ses douze enfants.

Du côté maternel on remonte dans la généalogie d'André Spire jusqu'à 1721. Des Nathan, fabricants de gants, habitaient alors Lunéville à l'ombre de la jolie petite synagogue qui fut détruite par les Allemands pendant la dernière guerre mondiale.
Charles Nathan, qui avait fait son apprentissage de gantier dans la fabrique de son père, épousa à Nancy, vers 1840, Eugénie Gaudchaux-Picard, petite-fille d'un bonnetier né en Alsace dans le dernier tiers du 18ème siècle. Le mariage de leur fille Marie-Brunette avec Edouard Spire, avocat à la cour d'Appel de Nancy, eut lieu en octobre 1863. Le jeune ménage s'installa à Rambervillers, dans les Vosges : l'avocat était devenu notaire. Mais, après la guerre de 1870, Charles Nathan voulut s'assurer la collaboration de son gendre et les deux hommes s'associèrent pour gérer l'usine. Le petit André n'avait pas plus de trois ans

 


Dans l'interview qu'il accorde en 1931 à Frédéric Lefèvre, André Spire se donne pour un poète "dévoré par l'action". Pour lui, le dilemme baulelairien n'existe pas : l'action est "la sœur du rêve" et, même quand elle le déçoit, la source de son inspiration. Aussi est-il impossible à qui veut comprendre l'évolution poétique d'André Spire, et d'abord la formation de sa personnalité, de faire abstraction des activités sociales qu'il assuma, depuis son entrée au Conseil d'Etat, pendant plus de quarante années. Telle n'est pas la moindre caractéristique de son originalité. Chez Spire l'action et la création, une seule vocation les commande : nécessité de tout l'être, aspiration morale plutôt qu'esthétique, besoin du cœur en un mot.

 

 l'affaire dreyfus et ses conséquences

 

En même temps, l'affaire Dreyfus ! 15 octobre 1894, l'arrestation.19 novembre, le jugement à huis clos. 5 janvier 1895, la dégradation militaire. Depuis 1886 et la France juive l'antisémitisme avait grandi. A l'Etat-Major, à l'Archevêché, on était grisé par le succès. Il fallait des scandales, dût-on les inventer, et les exécutants valaient les chefs. Spire allait s'en apercevoir. Le Conseil d'Etat était saisi d'un pourvoi relatif à la garantie d'intérêts que l'Etat avait promise aux Compagnies de chemins de fer pour leurs emprunts. Les grandes compagnies, comme on disait alors, soutenaient contre l'Etat que les conventions signées en 1883 par le ministre David Raynal prorogeaient la date d'expiration de cette garantie de 1914 à 1956. Le Conseil d'Etat était sur le point de statuer. Les polémistes s'énervaient. Le 9 janvier, le journal de Drumont, la Libre Parole, rappelait insidieusement que le conflit était "né d'une omission du Juif Raynal dans les conventions scélérates" et en déduisait que "la juiverie" avait le plus grand intérêt "à être amplement représentée au Conseil d'Etat. Nangis, l'auteur de la note, indiquait à l'appui de sa thèse la proportion de Juifs qu'il y aurait eue, en 1893, puis en 1894, parmi les candidats à l'auditorat et parmi les auditeurs "nommés". Pour convaincre il donnait des noms : Worms et Spire, Grünebaum et de Peyerimoff. "Et dans un procès", concluait-il, "où l'Epargne française a un million et demi engagé, les Juifs décideront en dernier ressort."

André Spire ressentit l'injure comme il la ressentait à douze ans dans la cour du lycée de Nancy. Mais il ne s'agissait plus de petite guerre, ni comme à Soleure d'une querelle d'enfants, même grave. L'affront, doublé de perfidie, dépassant sa personne, relevant d'un plan d'ensemble, visait à salir tous les Juifs et par surcroît éclaboussait la grande maison où il était entré un an plus tôt avec toute sa loyauté passionnée de justice. La lettre que Spire écrivit le 10 janvier 1895 à ce Nangis, pour obéir à sa colère selon ce qu'il estimait son devoir, conscient des conséquences probables d'un tel acte, mais fort de l'assentiment d'un camarade de promotion et d'un collègue de la promotion précédente, tous les deux non-Juifs, et d'ailleurs prêts à l'assister, cette lettre, est recopiée ci-dessous in extenso :

"Monsieur, la juiverie n'a rien à gagner, l'épargne française rien à craindre de la présence de Juifs au Conseil d'Etat. Les Juifs qui ont l'honneur d'appartenir à ce Corps décident et jugent en obéissant à leur conscience, non à l'intérêt de leurs coreligionnaires. Je constate qu'une fois de plus votre journal met au service de sa détestable cause l'inexactitude, ou plutôt le mensonge volontaire. En 1893, trois juifs candidats (et non six) sur 19 (et non 11) : deux reçus, c'est vrai. En 1894, quatre juifs candidats (et non 7), un reçu (et non 2), 21 candidats (et non 12). Lisez bien reçus, non nommés ; la porte de l'auditorat n'est ouverte que par le concours. Les auditeurs juifs doivent leur situation à leur travail, non à leurs appuis. Je vous requiers d'insérer et vous prie d'agréer j'assurance de mon peu d'estime."

Le lendemain matin, André Spire recevait dans son petit appartement de la rue de Grenelle la visite des témoins d'Albert Monniot, autrement dit de Nangis, et refusait toute rétractation écrite ou orale. La rencontre eut lieu le surlendemain dans l'île de la Grande-Jatte. Bien qu'il n'eût rien à léguer à personne, il avait pris la précaution de rédiger son testament. "Si je meurs demain, disposait-il, je désire qu'un prêtre de chaque religion suive mon convoi, le rabbin au milieu." Et il demandait à ces étranges invités de s'entretenir, en marchant, du mal que les religions avaient fait et du bien qu'elles auraient pu faire.
Les conditions du combat étaient dures. L'offensé, qui avait choisi l'épée, ressemblait moins à un journaliste qu'à un bretteur. A la deuxième reprise André Spire reçut, selon sa propre expression, "trois centimètres de fer dans l'avant-bras", ce qui détermina une hémorragie veineuse et mit fin au duel.

Le même jour, 12 janvier, le Conseil rendait son arrêt dans l'affaire des Grandes Compagnies. L'Etat perdait. Raynal menacé de la Haute Cour, Barthou, qui l'avait soutenu, donnait sa démission, et quarante-huit heures après lui, Casimir Périer, Président de la République...
 

...Voilà donc André Spire, à trente-deux ans, en pleine euphorie sociale, concentrant sur celle de ses activités qui lui tenait le plus à cœur, l'Enseignement Mutuel, le meilleur de ses forces, tout le tumulte bouillonnant de son esprit.
Sa bonne volonté était immense. Rien de ce qu'il voyait, étudiait, s'assimilait, combattait même, n'était finalement perdu pour une œuvre qui était devenue sa raison de vivre. Le cadeau qu'il entendait lui faire, ce "bonheur désintéressé" qu'il apportait au peuple, n'était ce pas ce qu'il y avait au monde de plus beau ? La promesse en sonnait déjà comme un cri de victoire. Et pourtant, cet Avant-Propos de Refuges prend pour évoquer cette période, ce point culminant d'une activité humanitaire, nous dirions aujourd'hui humaniste, je ne sais quel ton mélancolique et désabusé. Un tel élan, tant de joie, une telle certitude pour en venir à de simples "aspirations", à de pauvres "espoirs", puis aux "doutes" et aux "échecs" d'une génération ! Cette génération précisément dont Péguy fut la "conscience", génération d'entre deux guerres, 1870 et 1914, la génération d' André Spire et autres bâtisseurs d'universités populaires, tour à tour exaltantes et décevantes.

A y regarder de plus près cette mélancolie désabusée n'est pas l'expression toute nue d'une déception. Elle comporte une accusation. C'est le peuple qui "glissa entre les doigts" de ses bienfaiteurs et non pas ses bienfaiteurs qui volontairement le délaissèrent. C'est le peuple qui peu à peu cessa d'assister aux réunions, de suivre les conférences Et cela, pour "retourner", "à ses traditionnelles distractions, aux antiques refuges, la musique et la danse, où, depuis le commencement du monde, il berce sa misère, conserve la bonne humeur et la gaieté". Comment ne pas voir en ces quelques lignes, non dénuées de lucidité, une certaine aigreur et une nuance de mauvaise humeur ? N'affirmait-il pas en effet qu' "avec les salaires trop bas, les trop longues journées de travail auxquels n'avait pas encore été obligée de renoncer la bourgeoisie industrielle", le rêve social de sa jeunesse "était une utopie" ?

André Spire donnait libre cours sa colère. Certes il en voulait aux ouviers mais il en voulait bien davantage à ses amis, les intellectuels socialistes. Quel temps on lui avait fait perdre ! La mort prématurée de Bazin, survenue le 4 avril, ajouta à son amertume. La grandeur de cette courte vie, que la charité avait consumée et qui s'achevait sur le refus des sacrements, exaltait en Spire le mépris de ceux qu'il avait parés d'une intransigeante noblesse. Combien il préférait il à ce théoriciens le sceptique Daniel Halévy qui, sans affecter la vertu ni promettre au-delà de ce qu'il pouvait tenir, agissait du moins de son mieux. Sans doute subit-il un peu trop l'influence de cet homme riche, qui n'exerçait d'autre profession que celle d'écrivain et dont la lucidité, plutôt que d'embellir le réel, en exagérait la laideur par une sorte d'idéalisme à rebours.

 

 

rencontre avec charles péguy

 


Depuis plus de deux ans, Spire connaissant personnellement Charles Péguy. Il allait le voir chez lui à Orsay, ou dans la célèbre boutique du 8 rue de la Sorbonne. Non seulement il admirait son génie, mais il aimait sa combativité et, à travers son socialisme, son individualisme anarchiste. Il raconte, dans le numéro de l'Amitié Charles Péguy, qu'il retrouva chez l'homme, dès qu'il le rencontra, ce besoin "de vérité totale, d'indépendance sans contrôle" qui l'avait tout de suite subjugué "dans le Péguy des premiers Cahiers". C'est ce Péguy qu'il devait soutenir obstinément.

Les raisons de s'entendre ne manquaient pas à Spire et à Péguy. Les deux hommes savaient mettre parfois leurs soucis d'action en sommeil, le temps d'une soirée, pour s'entretenir de poésie. Péguy aimait que Spire, dans son nouvel appartement de la rue de Beaune, lui chantât de vieilles chansons populaires françaises. Un soir, entraîné par la discussion, Spire montra à Péguy quelques-uns des poèmes, datant de ses dernières années de lycée ou plus récents, qui composaient le recueil en projet. Péguy "poliment" le pria de lui confier son manuscrit et l'emporta. Lorsqu'il le lui renvoya en l'informant qu'il ne le retenait pas pour la série des Cahiers, le poète n'en fut "ni surpris ni mortifié". La plupart de ces poèmes, il l'ignorait moins que personne, "reflétaient les diverses influences romantiques, parnassiennes, symbolistes, subies par un débutant qui cherchait, mais était loin d'avoir trouvé sa personnalité".

 

REDECOUVERTE DU JUDAISME

 

the sweating system


Quand André Spire, en juillet 1902, partit pour Londres, l'Office du Travail le chargeant de faire une enquête sur le Sweating System, l'avait investi d'une mission d'ordre purement économique. En Angleterre en effet, pour essayer de mettre un frein à la révoltante exploitation que subissaient les ouvriers travaillant à domicile et qu'avait dénoncée pour la première fois en 1849 le romancier Charles Kingsley, les pouvoirs publics venaient de promulguer une loi, le Factory and Workshop Act. Il s'agissait pour l'enquêteur, au moment où cette loi entrait en application, de rechercher sur place les enseignements que la France pourrait tirer d'une telle expérience. C'est d'ailleurs dans ces limites que devait s'inscrire l'étude que Spire écrivit à son retour et qui donna son titre au numéro spécial de la revue Pages Libres où elle parut en juin 1903 : The Sweating System.

Et pourtant, à mesure qu'il avançait dans son travail, il voyait se dessiner devant lui, de plus en plus nettes, de plus en plus impérieuses dans leur hallucinante réalité, les données d'un autre problème qui débordait celui dont il était venu s'occuper et le saisissait à la gorge comme s'il le concernait personnellement : le problème juif, le problème de l'immigration juive.

les juifs de londres

 


Dans tous les quartiers de l'East End il rencontrait la misère que les sweaters entretenaient après l'avoir créée. Mais dans l'un de ces quartiers, le quartier juif de Whitechapel, cette misère atteignait au paroxysme. La proportion des victimes du travail à domicile y était plus forte que partout ailleurs. Des familles entières travaillaient à la maison, si l'on peut appeler maisons les slums où elles s'entassaient. Dans les backrooms, quatorze heures par jour, les lingères peinaient. Parents, grands-parents, enfants de tous âges respiraient la poussière des sweatshops, attelés à la même besogne. Tous les corridors, tous les escaliers aboutissaient à des ateliers-taudis où régnait pareille activité.
Partout l'exploitation cynique. Il n'y avait place pour rien d'autre. La vie en était réduite à se réfugier dans les rues et ces rues étaient si étroites, si tortueuses, si enchevêtrées que le moindre groupe de passants y donnait l'impression d'une foule. Et tous ces passants étaient des Juifs. Quelle différence avec les quartiers juifs de Paris où, comme l'a noté André Spire, "un certain nombre de Juifs pauvres, des ouvriers et des artisans", étaient "noyés dans une importante population française" ! Whitechapel était un véritable ghetto. Un ghetto "de fait", sans portes ni chaînes, sans couvre-feu. Un ghetto où persécutions et pogromes avaient déposé, par vagues successives, depuis 1882, des générations d'immigrants. Ces hommes et ces femmes, dont les ancêtres avaient peuplé pendant des siècles les ghettos de Pologne et les zones russes de résidence, et qui en venaient eux-mêmes, avaient reconstitué d'instinct , dans ce quartier de Londres où ils échouaient par dizaines et dizaines de milliers, l'atmosphère de ville dans la ville qui était la leur.

Quel dépaysement pour André Spire ! Il pouvait se croire à l'orient de l'Europe ou, trois siècles plus tôt, en Italie, en Hollande. Ce pittoresque bigarré, ces relents de friture, ce clair-obscur des boutiques basses où les marchands proposaient à la pratique les objets les plus disparates, ce grouillement chaleureux, tour à tour calme et agité, ces soubresauts de passion, ces sarcasmes, ces remous de spiritualité, ces chants venus du fond des âges, ces affiches et ces enseignes rédigées en un jargon qui n'était ni l'anglais ni l'hébreu ni le yiddish, mais amalgamait tant bien que mal ces trois idiomes : tout cela éveillait en lui des résonances mystérieuses, inattendues. Il s'apercevait que pour connaître les "Juifs vrais" il fallait vivre au milieu des "Juifs pauvres". Il découvrait le peuple juif, qu'il a défini depuis lors "une classe ouvrière sans résignation ni brutalité", "pleine de respect pour les choses de l'intelligence", et "à qui la plus humble vie laisse le souci de la plus haute pensée". Il comprenait qu'un tel peuple, solidaire en sa dispersion, "un coup de couteau donné à Petersbourg, un coup de pistolet tiré à Kiev, un pogrome déchaîné à Wilna" l'atteignait tout entier, et que c'était cela la question juive.

Rentré à Paris, Spire écrivit l'article que l'on sait sur le travail à domicile, mais ne cessa point pour autant de méditer sur le judaïsme et prépara un second article, Troubles juifs à Londres, que publia aussi Pages Libres en octobre 1901. Un secrétaire de la rédaction crut plaisant, pour railler les sympathies sionistes d'André Spire, de l'intituler : Irons-nous à Jérusalem ? L'article prouve surtout qu'il reportait sur le peuple juif, "si égalitaire", la confiance qu'il avait placée, à la légère croyait-il, dans la classe ouvrière en général.

 

 

 

poèmes juifs

 


Spire avait commencé ses Poèmes Juifs en 1905. Parmi les influences qui avaient suggéré au poète cette inspiration nouvelle, il en est une, à la vérité mineure, qu'il sied cependant de noter : celle de Barrès. Maurice Barrès, dont le naissant prestige éblouissait naguère le lycéen de Nancy, avait lancé aux jeunes écrivains juifs, sous couleur de conseil, un véritable défi. Il s'étonnait qu'ils n'eussent pas cherché à exprimer ce qu'il appelait leur "différence essentielle" en fixant l'âme juive dans leur œuvre comme lui-même il fixait l'âme lorraine dans la sienne. Le défi apparut dans toute son insolence quand l'auteur du Culte du Moi, avec la morgue et le mépris qu'on lui connaît, s'avisa de repousser hors du cercle de ses fidèles ses "disciples juifs". Ce défi, André Spire le releva. Ainsi l'antisémitisme joua un rôle dans le développement intérieur du premier poète juif de notre littérature, c'est-à-dire, en définitive, dans l'évolution des lettres françaises.

Gardons-nous donc de nous méprendre sur ce titre: Poèmes juifs. Il ne signifie pas pour son auteur poèmes bibliques. André Spire n'a jamais songé à refaire le Moïse de Vigny ni à s'inscrire dans la tradition biblique de Lecomte de Lisle ou de Hugo. Ses poèmes sont d'un Juif moderne. L'individu qu'il voulait peindre, c'était lui. Un individu qui s'identifiait d'instinct ou par volonté, en tout cas avec passion, aux masses juives de son temps et qui vivait leurs problèmes. Sa poésie était action. Spire a souvent déclaré que les poèmes ont une toute autre force de persuasion que les articles ou les discours. Son but était d'impressionner, de faire comprendre et surtout sentir, de fustiger ceux qu'il aimait, pour mieux les défendre, pour les sauver, et d'abord d'eux-mêmes.

Et vous riez, on s'en souvient, avait paru aux Cahiers de la Quinzaine le 25 décembre 1905. Péguy avait alors promis à Spire de consacrer, l'année suivante, un autre Cahier à ses Poèmes Juifs qui n'étaient pas encore achevés. Pourtant, quand le manuscrit fut prêt et que Spire le lui eut remis, Péguy, sans explication, refusa de le publier. Il resta inédit jusqu'en 1908 et parut au Mercure de France, joints à la réédition de Et vous riez, sous le litre d'ensemble Versets.

Ce n'est qu'en 1913 que Spire put entrevoir ce qui s'était passé. Une lettre de François Porché le remerciant de son livre Quelques Juifs, vantait son courage, sa sincérité, mais ajoutait : "Par la confidence de votre haine vivace, inapaisée, voulez-vous nous avertir que votre race et la nôtre demeurent irréconciliables? Ce serait, à la vérité, un argument en faveur de la thèse antisémite et Drumont, chaque jour, ne dit pas autre chose." Or, Porché, l' "un des premiers collaborateurs de Péguy" était aussi "l'ami intime, l'alter ego de Paul Alphandéry" qui, " comme tant d'autres intellectuels juifs", jugeait "indécente" et "à proscrire" l'attitude "pas comme il faut" du poète. Faut-il s'étonner que tels de ces intellectuels, dont Spire, après tout, représentait la "mauvaise conscience", se soient dressés "entre mon vaillant éditeur et sa promesse, et aient tenté de fermer à mes poèmes juifs les Cahiers de Péguy trop dépendants, hélas, de leurs chiches largesses et de leurs abonnements" ?

Des deux parties qui composent Versets, Et vous riez, la première est de beaucoup la plus longue. Elle a doublé de volume depuis 1905, mais elle n'a pas changé d'esprit.
Quant aux Poèmes Juifs, la seconde partie, ils sont l'essentiel de Versets. Il n'y cn a que dix-sept, mais ce qu'ils apportent est entièrement neuf. Ils recèlent une force explosive, une charge de vie inconnues avant eux. Leur combativité, leur noblesse, leur absence d'emphase et leur réalisme leur ont assuré une pénétration quasi immédiate, un retentissement mondial, un pouvoir d'action qui a survécu aux événements. S'ils ont décidé de la carrière de leur auteur, ils ont aussi ouvert une voie. Leur parution est une date dans l'histoire. Pour la première fois un poète français s'exprimait dans sa langue en tant que Juif, s'adressait, sans parler hébreu ni yiddish, à tous les Juifs de la terre en même temps qu'aux lecteurs français. L'ambiance émotive est donnée par le poème liminaire. L'Ancienne Loi, telle qu'on peut la voir à Strasbourg "sur le pilier de sa cathédrale", prédit au poète qu'en dépit de ses désirs il n'aura "l'oreille habile que pour entendre les lamentations qui montent des quatre coins de l'univers". Cette inaptitude au bonheur, Rêves juifs, le poème suivant, la relie à la question juive, qui se trouve ainsi posée subjectivement et objectivement :

- O mes frères, ô mes égaux, ô mes amis.
Peuple sans droits, peuple sans terre;
Nation, à qui les coups de toutes les nations
Tinrent lieu de patrie,
Nulle retraite ne peut me défendre de vous.


Second motif, en contrepoint :

Notre imbroyable espoir en ce Dieu infidèle
Qui nous a tant trahis que nous n'y croyons plus.

Les Poèmes Juifs ne sont pas tous, au plein sens du mot, des poèmes de combat. Ils ne le sont souvent qu'indirectement par leur résonance, du fait qu'ils soulignent tel ou tel trait de ce qu'on pourrait appeler le caractère juif. Les Vagues ne comprennent pas que "cet homme qui longe le rivage" ne les regarde avec un intérêt si passionné que parce qu'il espère qu'elles engloutiront "les vil1es trop injustes". A la "camarade", son "égale", venue travailler chastement avec lui, pour découvrir à leurs frères " qu'on tue" un pays " où reposer leur tête", le poète répète obstinément : "Femme, tu es nue". Il s'en prend à ses cheveux "lascifs comme un troupeau de chèvres", à ses mains qui vont toucher les siennes tout à l'heure, à sa voix qui le pénètre d'une chaleur de chair. En tentation aussi l'induirait l'art, s'il s'abandonnait à son attrait. L'art qui rend indulgent aux "rapines des riches", aux "bassesses des pauvres" et qui le détournerait, au nom du "fugace Présent, de son grand rêve messianique :

Ce Demain éternel qui marche devant moi.

D'autres Poèmes Juifs sont des satires. André Spire plante ses flèches avec une précision qui semble en effiler encore la pointe. Le Juif et le chrétien sont pour lui des cibles qui se valent. Ou plutôt certain Juif, certain chrétien. Il nargue l'un en lui disant :

Tu es content, tu es content !
Ton nez est presque droit, ma foi !
Et Puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe !

(Lire le poème en entier)

Est-il plus cruel envers l'autre ?

Chrétien, tu me crois des amis
Et, bien que tu ne m'aimes guère,
Tu m'attires dans ta maison....

Son poème A la France est un hymne d'amour. L'humeur même qu'il y manifeste est un hommage. Qu'il se sente français est évident. Est-ce une raison pour qu'il ne se sente pas Juif ? Tout le conflit est là. Et ce conflit ne risque d'engendrer la haine que nié, méconnu ou incompris. Au surplus, comme tous les impulsifs, et comme de nombreux poètes, Spire est enclin aux contradictions. Elles lui permettent d'entrer quand il le veut et de bonne foi dans la peau de ses adversaires, de prendre dans Pogromes, par exemple, le contre-pied de sa propre thèse et de vilipender par la voix des "vieillards" les Juifs partisans de la lutte ouverte.

Une telle sincérité donne tout leur prix aux tragiques évocations de ce Juif français qui pouvait si bien se contenter de goûter et de chanter la douceur de vivre et qui a préféré s'identifier par le cœur et par l'esprit aux souffrances de ses frères lointains. En particulier deux poèmes de combat proprement dits, soulevés par un souffle épique et dispensateurs d'énergie, "poèmes juifs" par excellence, portent l'œuvre au point extrême de sa signification, aux confins du lyrisme et de l'acte, ceux qu'on a le plus souvent traduits, reproduits, appris par cœur : Ecoute, Israël et Exode.
Ecoute, Israël s'adresse à tout un peuple, mais d'abord aux Juifs de Russie pendant la répression tsariste. Le poète ne s'apitoie plus sur leur misère. Il ne craint plus de leur paraître sacrilège. Il dénonce, en même temps que la résignation, la dévotion aveugle qui la produit. Il ose accuser l'Eternel, le "Dieu infidèle" de Rêves juifs, qui au lieu de venger son peuple l'abandonne aux massacres, aux injures. La conclusion est un appel "aux armes". Ne compte que sur toi, suggère-t-elle, ne te laisse pas égorger sans te défendre :

Tu trouveras des fours, des marteaux, des enclumes
Pour reforger les socs de tes vieilles charrues
En brownings élégants qui claquent d'un bruit sec.

Après le poème de la Self-Defense, le poème du Territorialisme. C'est aux Juifs d'Europe orientale qu'est dédié Exode. Il les exhorte à s'arracher aux "sols de servitude" où ils sont traqués comme des loups. Il emprunte pour eux le ton prophétique afin d'éclairer par les prodiges du passé les efforts de leurs dirigeants et d'encourager leur propre marche vers l'avenir. Un avenir très moderne, de défrichement, de construction, de travail, dont l'accomplissement révélera, parmi les moissons et les troupeaux, la plus belle victoire qu'aux yeux de Spire ils auront remportée :

Tu verras se dresser, convalescente et jeune,
Ta fierté, Israël.

La plupart des écrivains qui accueillirent Versets dans la presse au moment de sa parution mirent l'accent sur les Poèmes Juifs. Georges Sorel, dans le Mouvement Socialiste du 15 avril l908, après avoir constaté, que ces poèmes "d'une admirable beauté" feraient "mieux connaître que beaucoup de longs ouvrages ce qu'a été l'âme juive à travers les temps", les vanta comme "un acte de courage". Dans L'Art Moderne de Bruxelles, le 3 mai 1908, Francis de Miomandre, saluant en lui "un poète de plus", écrivit : "Il habite en son âme un peu de l'âme féroce et grandiose des prophètes de l'Ancien Teslament, impatients du joug des asservisseurs, sauvagement amoureux de la patrie et des rites, traitant l'Eternel d'égal à égal." Daniel Halévy, dans sa chronique de Pages Libres du 7 novembre 1908, rappela qu'il suivait "depuis dix ans" le travail de Spire, et qualifia de "dangereux aveux" ses poèmes. "Personne, observa-t-il finement, "n'a marqué d'un trait plus subtil, tendre et triste, le sentiment de gratitude, d'affection, et pourtant de différence irréductible, qu'un homme de race persécutée, né en France et français éprouve au contact de cette patrie heureuse". La même année, au Salon des Indépendants, dans un "entretien" pour l'Après-midi des Poètes, Guillaume Apollinaire : "Quelle émotion nous secoue, André Spire, quand nous vous lisons. Il nous semble que vos vers si légers ont le pouvoir d'ébranler les fondements des empires et même ceux des républiques". Edmond Fleg, dans son Anthologie juive écrira qu'André Spire est le "promoteur de la jeune littérature juive en France".

Le poète ayant achevé en 1908 la lecture des œuvres de Zangwill, profita d'un voyage en Italie et en Sicile pour commencer à écrire l'étude qu'après la révélation de Chad Gadya il s'était promis de consacrer au grand écrivain, pèlerin et leader de la cause juive. A partir de janvier 1909, il publia dans diverses revues, notamment le Mercure de France et la Revue de Paris, sous forme d'articles séparés, les vibrants essais dont la réunion devait composer les six chapitres de l'ouvrage.

 

André Spire habitait alors, à Neuilly, une "charmante petite maison", entourée d'un jardin aux arbres centenaires. Le dimanche il y réunissait des amis, Jean-Richard Bloch, Edmond Fleg, Henri Franck, et un maître d'armes leur donnait des leçons à tous !

Dans un esprit plus réaliste, Spire participait à la fondation de l'Association des Jeunes Juifs, dont l'action devait, deux ans plus tard, au lendemain de la mobilisation, entraîner l'engagement volontaire de dix mille immigrés. Il prit la parole le 1er décembre, au cours de la séance de propagande organisée par le groupement nouveau. Ce qu'il dit à ces jeunes gens, qui proclamaient dans leur programme leur "loyalisme" envers "la France républicaine", peut se résumer en ce conseil : soyez pleinement juifs et vous serez pleinement français. L'idéal, leur expliqua-t-il, ce n'est pas d'être un homme riche, même s'il fait du bien à "ses frères", c'est d'être un "vrai homme", un homme "qui n'a plus peur", un homme "qui a cessé de trembler parce qu'il se sent fort". Si "à l'injure et aux coups vous répondez, non pas en tendant le porte-monnaie, mais en montrant les poings", vous aurez encore des ennemis, mais on ne vous méprisera plus.

quelques juifs


Le poète écrivit pendant cette période, pour diverses revues parisiennes, des articles dont la tendance générale était "d'essayer d'arracher le Judaïsme français à son individualisme, à son égoïste aveuglement". Il continua d'autre part l'œuvre qu'il avait entreprise avec son Israël Zangwill en ajoutant un chapitre à cette étude et en le confiant à Jean Royère pour La Phalange. Dans le même temps il travaillait à de nouveaux essais, l'un sur la figure étrangement tourmentée d'Otto Weininger, l'autre sur celle, étrangement douce, de James Darmesteter. Vers la fin de l913 André Spire réunit les trois études en un volume qu'édita le Mercure de France sous le titre Quelques juifs. Lunel a dit de cet ouvrage que, s'il n'éclata point "comme un coup de tonnerre", son cheminement secret atteignit les âmes d'autant plus sûrement. Il est aujourd'hui introuvable et valut à Spire, entre autres témoignages, une lettre de Romain Rolland, datée du 7 décembre. Il ne se contentait pas d'admirer "ce beau livre, pathétique et fougueux", dont il aimait les héros "annonciateurs d'une résurrection" : il discutait. Il se demandait si "la fondation d'un Etat juif", de par les "brutalités", les "compromissions" et les "crimes" auxquels est fatalement "condamnée toute nationalité", ne serait pas, en définitive, "une déchéance". Et il estimait que ceux du moins qu'il appelait "les grands Juifs" ne devraient pas abandonner, fût-ce pour cet idéal dont il comprenait la beauté, "leur rôle de citoyens du monde".

Cependant la politique sioniste se développait par-dessus les frontières, tandis que la tension internationale rendait peu à peu inéluctable le conflit qui allait éclater. Israël Zangwill, qui avait à cœur ce rendre au judaïsme sa conscience de peuple, songeait certes à le regrouper sur un territoire qui fût désormais le sien. Il savait pourtant que la découverte et l'attribution d'un tel territoire ne seraient pas l'œuvre d'un jour et qu'il existerait longtemps encore une Diaspora vulnérable dont il importait de centraliser la défense. C'est pourquoi, en juillet 1914, après de multiples échanges de vues, "un certain nombre de Juifs appartenant à tous les partis du judaïsme", et parmi eux André Spire, reçurent une invitation à se réunir, le 8 septembre suivant à Zurich, "pour délibérer sur la création d'un organisme central qui s'occuperait des diverses questions intéressant les communautés juives dispersées à travers le monde". Or, le 4 août, une carte postale annonçait aux personnalités convoquées que la Conférence de Zurich était ajournée sine die.

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