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Moïcani - L'Odéonie

"Quand un salon littéraire devient un boudoir pour dames"

JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN

JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN

 

Qu’est-ce que le nœud borroméen ? C’est le nouveau mos geometricus, si cher à Spinoza, Pascal et Descartes, la nouvelle méthode géométrique qui permet le mieux de se repérer dans le discours analytique, dans sa nouveauté qui est de permettre de se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir (le père étant, comme S1, un produit de ce nouveau discours – qu’il promet à un nouvel usage).

2Le nœud borroméen est, cliniquement parlant, ce qui permet de ne pas être fou. On est fou à partir du moment où on a perdu le borroméen, c’est-à-dire où on a perdu la possibilité de distinguer le réel du symbolique et de l’imaginaire. Ne pas être fou, ce n’est pas la même chose que ne pas être psychotique. On peut être psychotique, c’est-à-dire avoir à faire avec la forclusion, avec une forme de forclusion du Nom-du-Père, et ne pas être fou. On peut être psychotique, avoir eu un père forclos de fait, et avoir réussi à reconstituer le nœud borroméen. C’est ce qu’a réussi James Joyce. Il y a réussi grâce au sinthome et à cet art borroméen que constitue sa pratique de l’énigme généralisée telle que la porte à son comble l’écriture de Finnegans Wake.

Les trois de Lacan

3Lacan a posé d’emblée, juste avant de commencer son séminaire en 1953, avec sa conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », les trois registres essentiels de la réalité humaine. Il annonce par là que son retour à Freud, de qui il dira que même s’il a pu glisser dans la connerie religieuse nous lui devons tout, ne signifie pas pour autant reprendre à son compte, pour penser, réinventer la psychanalyse, les catégories de sa pensée métapsychologique, que ce soit celles de l’inconscient, du préconscient et du conscient ou celles du moi, du surmoi et du ça. Mais ce n’est que sur le tard, dans le séminaire …Ou pire puis à la fin du séminaire Encore qu’il se saisit du nœud borroméen, dont il a eu vent par une jeune mathématicienne, pour les mettre en relation.

4Pourquoi le nœud borroméen apparaît-il d’emblée à Lacan comme l’objet topologique le mieux approprié pour définir et étudier les relations entre ces trois registres essentiels de la réalité humaine ? Cela vient de la propriété spécifique du nouage borroméen : non seulement le borroméen commence à trois (il n’y a pas de nœud borroméen à deux cordes), mais ses trois sont de telle façon liés que si l’on en coupe un, peu importe lequel, les deux autres sont libérés. Cela signifie qu’aucun des ronds de ficelle du nouage borroméen ne passe dans le trou de l’un de ses autres ronds de ficelle et qu’aucun rond ne s’enlace dans l’un des autres. C’est donc un nœud où il n’y a pas de rapport d’eux à deux. Le nœud borroméen se caractérise par cet effet de non-rapport et c’est pour cela que Lacan le retient comme moyen propice à rendre compte du réel du non-rapport sexuel.

5Tout nouage entre le symbolique, l’imaginaire et le réel a des effets. Pour un nouage non borroméen, olympique ou autre, ce sont des effets de sens, de jouissance et de rapport sexuel. Mais le propre du nouage borroméen est qu’il implique trois effets qui sont effet de sens, effet de jouissance et effet de non-rapport sexuel. Lacan le pose en ces termes dans son introduction à la publication de son séminaire R.S.I.dans la revue Ornicar ? Il y dit mettre ses catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel « à l’épreuve d’un testament ».

La méthode borroméenne

6Ses catégories, Lacan les a mises à l’épreuve de ce nœud borroméen auquel la mathématique s’était encore peu vouée. Il a fait du borroméen sa méthode analytique, sa méthode pour penser l’expérience analytique, comme Descartes a fait de la géométrie sa méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité afin de bien penser l’expérience scientifique. Le borroméen est devenu pour Lacan sa méthode d’éveil au réel de l’expérience. Mais ce qui conduit la pensée du borroméen n’est pas un cogito ergo sum, c’est un fodio ergo sequor, « je creuse donc je suis » (du verbe suivre), je creuse le nœud, je creuse son réel troué, donc je suis la corde de la structure, je suis le filon du réel – je suis la trace, le tracé du réel du nœud tout entier, en tant que le nœud borroméen tout entier est une écriture du réel.

7Cette méthode a consisté en effet à explorer l’écriture, les écritures des nœuds borroméens, pour en creuser le réel. Il s’agit pour Lacan de voir où l’expérience du borroméen le conduit par son énoncé. C’est ce dont il témoigne dans cette introduction à la publication de R.S.I. Il affirme que le séminaire borroméen a valeur de contrôle. Il s’agit pour lui de creuser le filon du réel, d’en creuser l’énigme. Le 13 novembre 1979 encore, à la veille de dissoudre son École, Lacan déclarait : « Je dois dire que le nœud borroméen est une énigme. » Au fond, au fond de la mine où il a creusé le réel sans le secours de la lampe frontale du sens, Lacan n’a eu de cesse de creuser l’énigme du borroméen pour qu’il lui réponde.

8Pas étonnant qu’il en ait appelé au maître de l’énigme, Joyce, Joyce l’Éveillé, comme l’appelle Colette Soler. Lacan en appelle à celui qui a porté l’énigme à la puissance de l’élangues dans Finnegans Wakepour résoudre l’énigme du borroméen. Et il la résout en réduisant sa réponse à la réponse du sinthome.

9Je vais donc me centrer sur ce qui s’apprend de Joyce et que j’ai déjà exposé à Naples, à l’occasion de l’hommage à Fulvio Marone que Francesca Tarallo a organisé sur le thème La leçon de la psychose, qui a réuni plus de deux personnes dans la très illustre salle des Baroni du Maschio Angioina, château des rois de Naples.

Apprendre de Joyce

10Fulvio Marone était un passionné de Joyce, de son œuvre. Lors de la conférence, qui fut sa dernière, puisqu’une semaine après il est mort brutalement, qu’il fit sur Joyce à Mestre, la ville en face de Venise, Fulvio se disait, dans sa pratique d’analyste auprès des psychotiques, joycien avant d’être lacanien : « Sono stato joyciano prima di essere lacaniano. » Audace à la hauteur de son engagement psychanalytique auprès des psychotiques, auxquels il se dévouait corps et âme. Ça tranche avec ceux qui, par je ne sais quel principe de précaution, se sentent tenus de se dire freudiens avant d’être lacaniens. Certes, Lacan se disait freudien. Mais c’est bien à partir de Joyce et au regard de Joyce que s’est déterminée sa position originale, irréductible à Freud, dans la psychanalyse, en particulier en ce qui concerne sa doctrine du sinthome, qui modifie considérablement sa conception des psychoses.

Lacan joycien avant d’être freudien

11Fulvio Marone était ce que fut Lacan de départ. Lacan, en effet, aurait pu se dire joycien, avant de se dire freudien. Avant de rencontrer le texte de Freud en 1923, Lacan a rencontré celui de Joyce dès l’âge de dix-sept ans. Il fréquentait alors le cercle du 7 rue de l’Odéon à Paris, celui d’Adrienne Monnier et sa librairie, haut lieu de la littérature qui accueillait des écrivains comme Paul Claudel, Paul Fort, Paul Valéry, Louis Aragon, André Breton, Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald, Léon-Paul Fargue, Georges Duhamel, André Gide, Walter Benjamin, Nathalie Sarraute, Valéry Larbaud, Jacques Prévert, et j’en passe, et qui organisa des lectures publiques pour faire connaître Joyce au public français.

12Juste en face, au numéro 12, il y avait la librairie Shakespeare and Company (qui aujourd’hui se trouve rue de la Bûcherie près de Notre-Dame), fondée par l’Américaine Sylvia Beach, à qui Joyce confia en 1921 la première publication en anglais d’Ulysses, qui sortit le 2 février 1922, jour du quarantième anniversaire de l’écrivain (il faudra attendre 1929 pour qu’Adrienne Monnier en publie la traduction en français). Cette libraire fut fermée en 1941 parce que Sylvia Beach avait refusé de vendre le dernier exemplaire de Finnegans Wake à un officier allemand. C’est dans cette librairie que Lacan rencontra Joyce en 1920 et qu’en 1921 Valéry Larbaud fit une conférence sur Ulysse suivie d’une lecture de sondernier chapitre, « Pénélope », dans une salle archicomble de deux cent cinquante personnes, où était Lacan. Ce n’est sûrement pas par hasard que Lacan ait rencontré, ou du moins entrevu James Joyce à Paris, alors qu’il n’a pas réussi à obtenir de la princesse Bonaparte une rencontre avec Freud. Il en témoigne lors de son intervention au 5e Symposium international James Joyce du 16 juin 1975 comme d’un événement qui a fait son destin. Lacan était donc joycien avant d’être freudien. Ainsi, chez Lacan, comme lui-même le dira dans son hommage à Marguerite Duras, l’artiste toujours précède le psychanalyste, de lui frayer d’emblée, on peut bien le dire, la voie.

Être post-joycien

13Il aura fallu que, cinquante-cinq ans après sa rencontre avec Joyce, Lacan fasse tout un séminaire surJoyce le Symptôme pour qu’alors il finisse par se dire post-joycien. Ce qui veut dire lacanien. Car le séminaire Le sinthome est ce seuil, cette passe à partir de laquelle Lacan passe de l’Unbewußt à l’une-bévue, de l’inconscient freudien à l’inconscient lacanien, et où, de joycien avant d’être freudien que de départ il fut, il devient post-joycien, c’est-à-dire réellement lacanien.

14Être post-joycien est l’expression de Lacan dans le texte au style très joycien qu’il a écrit pour les actes du symposium, « Joyce le symptôme II ». Être post-joycien, y dit-il, c’est savoir ce dont on se doutait depuis longtemps : savoir qu’il y a une jouissance opaque, d’exclure le sens, qui est celle de Joyce, dans sa jouissance d’écrire Finnegans Wake, et qu’avec Finnegans Wake et son épiphanisation généralisée, Joyce laisse toute littérature sur le flan. Il a coupé le souffle du rêve… et de son interprétation, de saDeutung, de sa signifiance. On lui a même reproché, comme le fit Borges, de vouloir la fin de la littérature. Joyce, du moins le Joyce de Finnegans Wake, coupe en effet le souffle du rêve de lisibilité de la littérature, en tant que celui qui écrit rêve de suspendre son lecteur au désir de lire – ce dont Marguerite Duras n’était pas dupe, ni non plus Maurice Blanchot, ce dont témoigne son célèbre noli me legere.

15Joyce donc réveille la littérature de son somme dans le désir de donner sens pour mieux continuer à dormir. Par là même, il coupe aussi le souffle à la poésie. Car il va jusqu’à en faire se volatiliser le dire, le dire de la poésie, dans l’essaim de l’élangues, de s’en faire l’artificier en brouillant les dictionnaires de quelque soixante-cinq langues en une langue de Babel ! Tel est le tour de force de Finnegans Wake. Joyce « diababélise », comme le diable du conte The Cat and the Devil, qu’en 1936 il a écrit pour son petit-fils Stevie, qui parle une langue à lui, qu’il invente au fur et à mesure et qui s’appelle, écrit Joyce en post-scriptum du conte, le diababélien, sauf quand il est très en colère, où il peut très bien parler un assez mauvais français, quoique ceux qui l’ont entendu assurent qu’il a un fort accent de Dublin !

L’effet Joyce sur Lacan

16Lacan sait qu’en usant du sens double de Wake – qui signifie veillée funèbre et aussi réveil – Joyce veille sur l’élangues mortes pour réveiller le sinthome (Lacan emprunte cette équivoque à Philippe Sollers qui, avec le l apostrophe, singularise le pluriel de langues tout en y injectant l’élation de la manie). Lacan évoquait déjà Joyce dans Encore[1][1]J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975,…, parlant de sa façon de truffer le signifié de signifiants qui s’emboîtent, se télescopent pour produire « quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce que nous autres analystes, grâce au discours analytique, nous avons à lire, le lapsus ». Joyce produit à tour de bras de l’une-bévue. C’est de Joyce que Lacan apprend l’écriture de l’une-bévue, l’écriture de l’inconscient réel. C’est lui qui lui souffle le titre du séminaire qui suit celui sur Joyce, L’insu-que-sait de l’Une-bévue s’aile à mourre. Lacan tire de cette pratique joycienne de l’une-bévue la prévalence qu’il accorde, dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », au lapsus comme révélateur du réel hors sens de lalangue et de son « trouma ». Car il y a un effet Joyce de Joyce sur Lacan, sur sa façon d’écrire, dont témoigne son usage enjoué, mais parcimonieux, de la dysorthographie calculée, que l’on retrouve, après Le sinthome, dans le séminaire et aussi dans ses petits papiers (je pense à ceux transmis par lui à Jean-Michel Vappereau et qui furent publiés par Artcurial en 2006).

Une dupe héréthique

17Être post-joycien, c’est savoir qu’il n’y a d’éveil que de cette jouissance-là, propre au symptôme, opaque d’exclure le sens. L’éveil dont parle Lacan est l’éveil au noyau de réel du symptôme, à ce qui fait sa marque de singularité, l’extraordinaire étant que Joyce y soit parvenu, non pas sans Freud, non pas sans savoir quelque chose de sa découverte, mais sans recours à l’expérience de l’analyse, laquelle expérience, en tant qu’elle consiste à recourir au sens en incitant à dire le vrai, opère une dévalorisation de cette jouissance. L’analyse la dévalorise, en effet, en la faisant passer au « j’ouïs » sens, dit Lacan équivoquant entre le verbe jouir et le verbe ouïr, entendre, ajoutant que cette dévalorisation n’a chance de se produire qu’à une condition, qui est de se faire la dupe du père.

18Tout dans la lecture de Joyce, que ce soit celle d’Ulysses ou celle de Finnegans Wake, montre, de Bloom àhce, que Joyce s’est effectivement fait la dupe du père. Il s’est fait l’artificer de son propre père, lui de fait démissionnaire, aussi bien que de celui, de principe missionnaire, de la religion, le Père de la « Diologie » dans laquelle Lacan le situe aux côtés de Moïse, maître Eckhart et Freud. Joyce, donc, n’erre pas, comme les non-dupes. Il choisit une voie éthique, la voie héréthique (avec le h de l’éthique après le t) du pigeon, comme il appelle la troisième personne de la Trinité. Voie royale, dirait Freud, qui le conduit au nœud du problème du père, qui s’avère être tout aussi bien le problème de la structure borroméenne des trois ordres R, S, I, puisque Joyce convoque maintes et maintes fois les hérésiarques pour traiter du problème théologique des trois personnes de la Trinité et de leur homoousia, cette consubstantialité pour laquelle, dans Ulysses, il s’amuse à inventer un mot de quarante et une lettres, lacontransmagnificaetjudeobigbangtantialité, alors qu’au concile de Nicée le schisme qui allait séparer les églises d’Orient et d’Occident s’était joué à une lettre près, avec le iota de homoiousia que voulaient imposer les partisans d’Arius, pour qui le Fils ne pouvait être que semblable, homoiousia, au Père, mais pas homoousia, de même substance ! Ce débat pour un iota concerne en fait le réel du trois borroméen que seule la paranoïa réussit à réduire à de l’Un, R, S, I se fondant dans l’Un du nœud de trèfle.

19Si Joyce s’en moque pas mal c’est qu’il sait que le père, dont il a soupé, l’on peut s’en passer, mais à condition de s’en servir, et que pour ce qu’il en est de sa fonction de nomination nouante, l’on peut même réussir à faire aussi bien que lui, avec le sinthome. Le sinthome est la façon joycienne de se passer du père en s’en servant comme d’un sinthome.

Le work in progress de Lacan sur les psychoses

20On peut dire que le séminaire Le sinthome est, dans son déroulement, un véritable work in progress, en ce qui concerne le symptôme qu’est Joyce selon la thèse que Lacan propose de départ. Lacan laisse en suspens la question « Joyce était-il fou ? » tout en proposant dans ce séminaire sa conception nodale de la psychose tout à fait nouvelle. Il présente en effet la paranoïa comme mise en continuité des trois ronds de R.S.I., avec la possibilité de refaire un tressage borroméen de trois personnalités paranoïaques nouées, stabilisées de façon non délirante, grâce à un symptôme qu’il précise bien être névrotique. Ce tressage éclaire de façon nouvelle le cas Aimé, comme l’a montré Jean Allouch.

21Lacan présente aussi, à partir de cas rencontrés lors de sa présentation de malades à Sainte-Anne, d’autres formes de psychoses, comme ce qu’à propos d’un phénomène de paroles imposées et de télépathie qui n’est pas sans évoquer le cas de Joyce et de sa fille Lucia, il appelle « une psychose lacanienne », ou encore comme ce qu’à propos d’une femme, Mlle Brigitte B., qui se situait comme un habit, une robe vide et suspendue, sans personne qui s’y glisse pour l’habiter, il appelle « paraphrénie » ou encore « maladie de la mentalité », caractérisée par un imaginaire sans moi, aux antipodes donc du moi paranoïaque et de la personnalité, et bien différent aussi du corps sans organes du schizophrène. Ce cas a fait cogiter Lacan sur le rapport de Joyce à son corps et l’a mis sur la piste du nœud joycien, le nœud qui caractérise la position de Joyce le Symptôme. On sait qu’il est allé en chercher le mince indice dans un épisode du Portrait de l’artiste en jeune homme, où Stephen est passé à tabac par ses camarades sans que ça l’affecte plus que ça, et que Lacan en retient qu’il a la sensation que son corps se détache comme une pelure d’oignon.

La forclusion de fait et le raté du nœud

22Ce détachement, ce lâchage passager du corps, Lacan le prend très au sérieux et le situe au niveau du nouage borroméen avec le réel et le symbolique. Le corps propre chez Joyce, selon Lacan, a tendance à lâcher, à se détacher du lien borroméen qui le rattache au réel et au symbolique. Lacan en trouve l’origine et la raison dans l’effet qu’a eu sur James la « forclusion de fait » de John Stanislaus, son père, médecin raté, devenu secrétaire raté dans une distillerie, acteur raté et chanteur tout aussi raté, forclusion qui remontait d’ailleurs à James Augustine, son maquignon de grand-père, ruiné au jeu.

23Il faut donc distinguer deux forclusions. La forclusion schrébérienne, qui est une forclusion de droit, due à l’imposture du père qui usurpe la fonction en professant la loi sur tout. La forclusion joycienne, qui est une forclusion de fait, due au père raté qui se démet de sa fonction. Lacan situe très précisément cette forclusion de fait comme produisant, à la différence de la forclusion paranoïaque qui réduit les trois consistances de R.S.I. au Un du nœud de trèfle, un lapsus du nœud R.S.I. Lacan place ce lapsus, dans l’écriture du nœud R.S.I. mis à plat, en un des deux passages du rond du réel par-dessus celui du symbolique. Le réel de la fonction père n’a plus barre sur le symbolique. À la faillite de fait du père répond donc une faillite de fait du nouage borroméen. Son résultat est que le corps (l’imaginaire) est libéré, n’est plus solidaire du réel et du symbolique. L’effet borroméen de la forclusion de fait porte donc sur le corps, sur l’« avoir un corps », cet avoir impliquant son lien au symbolique et au réel.

24Il y a donc chez Joyce une tendance au désenchaînement borroméen du corps. Je dis tendance, car cette mise en liberté de l’imaginaire est conditionnelle et sous surveillance de l’ego. Car Lacan considère que Joyce a trouvé moyen de restaurer un nouage quasi borroméen à quatre grâce à son ego d’écrivain (quasi, car le réel et le symbolique, dans ce nouage à quatre par l’ego, restent enlacés). L’hypothèse de départ de Lacan – Joyce « est symptomatologie » et le sinthome qu’il est l’élève à la renommée – se vérifie et se resserre cliniquement ainsi à la fin du séminaire : c’est par son ego d’artiste que Joyce s’en sort. Et cet ego lui permet de reconstituer le nœud borroméen, comme le montre Lacan dans un dessin final où il fait de l’ego, du réel et de l’inconscient, non plus trois ronds mais trois droites (infinies), ce qui rétablit la borroméanité. L’art de Joyce est donc bien pour Lacan un art borroméen.

Un ego-calmar pour un nœud al nero di seppia

25Qu’est-ce que cet ego d’artiste ? Joyce l’indique dans Finnegans Wake, au chapitre vii[2][2]Penguin Books, p. 186.. C’est un calmar. Il y parle de son squidself, de son ego-calmar, disant, si j’essaye d’en intraduire l’énigme, qu’« avec chaque mot qui ne faisait pas passe par l’ego-calmar il avait du monde cristallin un écran de vieille peau de chagreen doriangrayesque ». Son ego, Joyce le voit comme un calmar… à jet d’encre ! Et c’est vrai, de l’encre il en a mis plein la vue à toute la littérature. D’ailleurs, en français, un calmar est aussi, nous dit le Robert, un étui pour les plumes à écrire. Ainsi, le nœud Bo, Joyce le Symptôme se le refait, comme on dit des linguines ou des spaghettis à Trieste, où il vécut, ou à Venise, al nero di seppia.

26Voilà ce que j’apprends de Joyce, ce que j’y prends. Le calmar, portrait de l’artiste en jeune homme, façon Dorian Gray. Le self, l’ego qui écrit Finnegans Wake est un calmar dont la force d’opacité plonge dans le noir le lecteur. Être post-joycien, c’est le savoir. Savoir que pour se reconnaître dans le noir de la nuit sexuelle, où le réel de l’inconscient fait qu’on y voit que du feu, on n’a plus besoin de ses lunettes. Ce qui fut le cas de Joyce, qui peu à peu perdit la vue, des suites d’un glaucome et d’une iritis. Sur certaines photos de Bérénice Abbott, on voit Joyce portant un bandeau noir sur l’œil, tantôt à droite, tantôt à gauche. Pirate stylé de lalangue, il ne dormait que d’un œil pour toujours rester éveillé au borroméen.

Notes
  • [*]
    Ce texte, exposé au centre hospitalier Henri Mondor à Aurillac est une amplification de l’exposé pour les Giornate napoletane per Fulvio Marone des 24 et 25 mai 2014 à Naples.
  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 37.
  • [2]
    Penguin Books, p. 186.

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JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
JAMES JOYCE ET JACQUES LACAN
DE JAMES JOYCE COMME SYMPTÔME
JACQUES LACAN
PRÉSENTATION ET TRANSCRIPTION
HENRI BREVIÈRE ( 20 AVRIL 2018 )

Présentation de la conférence de Jacques Lacan à Nice « De James Joyce comme symptôme » le 24 janvier 1976.

Un enregistrement audio est joint à ce dossier.

Post Scriptum à ma présentation ci-dessous, en  2000, de la publication dans le N° 28 de la revue Le croquant de la conférence « De James Joyce comme symptôme », inédit de Lacan.

Henri Brevière ( 20 avril 2018 )

J'ai décidé  de proposer au site Oedipe.org de diffuser l'enregistrement inédit et unique de  la seconde conférence de Lacan à Nice « De James Joyce comme symptôme » que je détiens. Ce site installé depuis très longtemps dans le paysage de la psychanalyse francophone, connu de tous, que toutes les écoles et associations « fréquentent » est, de ce fait,  bien adapté, à mon avis, à la diffusion la plus large possible. Laurent Le Vaguerèse, au nom du site, a accepté volontiers cette diffusion sur Oedipe. Je  l'en remercie.

  Pour préparer la présentation de cette diffusion j’ai relu Les Cahiers cliniques de Nice numéro 1 de juin 1998, dont je parle dans ma présentation de 2000 ci-dessous. Ces cahierspubliaient en 1998 la première conférence de Lacan au Centre Universitaire Méditerranéen ( CUM ), « Le phénomène lacanien ».  J'ai aussi fait quelques recherches sur internet, j'y ai découvert  un document dont beaucoup parlent de façon élogieuse, Un amour de transfert. Journal de mon contrôle avec Lacan 1974-1981 de Élisabeth Geblesco.

Ce Journal a été publié  en 2008, mais comme je n'ai pas suivi l’édition pléthorique des ouvrages de psychanalyse, je n’en ai eu connaissance que ces jours-ci. Ce que j’ai lu dans ceJournal admirable, et fascinant à plus d'un titre a changé ma vision des conférences de Lacan à Nice, qui sont le sujet de ma présentation ci-dessous. Je n'avais pas du tout perçu le rôle essentiel, central, qu'avait eu Élisabeth Geblesco dans la seconde invitation de Lacan à Nice par le  CUM, et finalement dans les trois invitations de Lacan au CUM ( il y en a eu trois comme nous le verrons plus loin...).   

  À lire la présentation et le commentaire d’Élisabeth Geblesco de la première conférence du 30 novembre 74  « Le phénomène lacanien », dans Les Cahiers cliniques de Nice j'avais bien vu que c'était elle qui avait  accueilli Le docteur Lacan, elle, avec Jean Poirier, professeur d'anthropologie à l'université de Nice, directeur du CUM à l'époque et son collègue à l'université. Elle avait organisé le séjour de Lacan avec les « survivants » du « Cercle lacanien de Nice », « indépendant de toute école analytique », qu'elle avait créé quelques années auparavant. Dans ces cahiers figurent, avec son commentaire, sa transcription de la conférence à partir d'un enregistrement,  transcription à partir de laquelle Jacques-Alain Miller avait établi le texte. Mais dans son commentaire , comme je l'avais noté en 2000 en m'étonnant , elle ne fait aucune mention de la seconde conférence  du 24 janvier 76 et Philippe de Georges dans sa propre présentation n'en parle pas non plus. Et comme les lacaniens de Nice que j'avais questionnés à l'époque, en 1999,  m'avaient dit ne rien savoir de cette seconde conférence, même s'ils en connaissaient  l'existence, j'en avais conclu que cette dernière avait sans doute été organisée par le CUM seul, sans participation des lacaniens, ce qui à y repenser est bien sûr assez invraisemblable...mais cependant pas tant que ça...si on songe que dans cette occasion Lacan venait parler de James Joyce  dans un cycle sur la littérature, parler d'un auteur comme le faisaient tous les conférenciers de ce cycle, comme on le voit dans les articles de Nice matin ci-joints. Il aurait bien pu être invité par le CUM indépendamment des lacaniens de Nice, mais ce n'est pas le cas, on voit, dans son Journal, qu'Élisabeth Geblesco  a été en fait la cheville ouvrière de la seconde conférence, comme de la première , elle s'occupe de tout, rechercher un hôtel, elle y passe « 14 ou  18 heures » ( ça  je ne le dis pas à Lacan note-t-elle dans le Journal ! ), prévoir une excursion, une visite de Musée. Jean Poirier, elle ne le mentionne presque pas.

Comme je l'ai  dit, j'étais étonné en  2000 que les cahiers ne mentionnent absolument pas cette seconde conférence,  parce que  à mon sens il aurait été naturel que, présentant la première, ils l'incluent dans le  contexte de la venue de Lacan à Nice accueilli par des lacaniens de cette ville, le contexte « Lacan à Nice et ses deux conférences » disons.

Il n'en est rien, les lacaniens de l'Ecole de la Cause Freudienne ( ECF ) qui publiaient ce numéro 1 des Cahiers cliniques de Nice, même si eux n'étaient pas là en 1976, mais qui connaissaient l'existence de cette conférence,  devaient sûrement  savoir que Élisabeth Geblesco, l'une  des leurs depuis le début, depuis la création de l' ECF en 1964, avait été l'organisatrice de cette seconde conférence.

     La seconde conférence donc a été à mon avis  « passée sous silence » dans ces cahiers. Ça ne peut pas être un oubli pur et simple, ce n'est pas vraisemblable. Le plus vraisemblable, mais bon je peux me tromper, c'est qu'ils ont dû décider collégialement  de ne pas mentionner cette seconde conférence. Après tout ce n'était pas le sujet, ce qu'ils publiaient c'était  la première. Et surtout ils savaient tellement peu de chose de la seconde  que le mieux était de l'ignorer, de la passer sous silence complètement, ils n'avaient  pas d'enregistrement, pas de récit, de compte rendu, de témoignage un tant soit peu informatif, pas de notes d'auditeurs. 

La décision est prise et Élisabeth.G. elle-même,  qui pourtant en était l'organisatrice, n'en dira pas un mot.

Mais son silence à elle a sans doute une autre explication qui lui est personnelle.

Il pourrait s'expliquer par un autre silence, celui qu'elle  a décidé de garder, comme elle le dit dans son Journal, à  propos de cette conférence, je cite:

9 février 76

« Je n’écris pas sur la conférence de Lacan à Nice, ses prémisses et ses conclusions. Ce fut trop pénible, pour moi, pour lui. »

            Elle souhaite oublier ces moments pénibles. Ça expliquerait donc son silence dans les cahiers, mais on verra qu'en fait elle n'a pas réussi, dans ces cahiers, même si elle ne dit pas un mot de  la seconde conférence elle-même, à passer sous silence complètement le second séjour de Lacan à Nice, quelque chose va filtrer...

Mais que recouvrent ces  prémisses et conclusions, ce vocabulaire de la syllogistique ?

Et à  quoi renvoie ce « trop pénible » ?

Les prémisses ? Ça pourrait se rapporter à la préparation de cette venue de Lacan à Nice, qui avait été un peu  pénible, des  malentendus entre Lacan , Poirier et Elisabeth,  à propos de l'organisation du séjour de Lacan, s'étaient multipliés.

Poirier ? Élisabeth n'est pas tendre avec Poirier : « ce calamiteux Poirier » , « un homme borné, très mécaniste » et elle craint  qu'il ne la brouille avec Lacan « Pourvu qu’il ne m’ait pas brouillée avec Lacan. »

Je cite :

Le 13 octobre 75

     « J’ajoute que je ne sais pas pourquoi Poirier m’a téléphoné ; tout est vrai. Lacan a l’air de me croire mais il semble mécontent. Peut-être craint-il que je ne veuille jouer à l’Égérie ? »

Et le 27 octobre 75

             « J’ai reçu un coup de fil du calamiteux Poirier : Lacan devait me donner la réponse à moi ? ? ! Très compliqué, trop pour moi. J’ai eu avec lui une longue conversation, lui ai expliqué le sens de l’œuvre de Lacan, par exemple « instinct » chez Freud, pulsion. Sa vision à lui, Poirier, est celle d’un homme borné, très mécaniste − il devait rappeler, ne l’a pas fait. Pourvu qu’il ne m’ait pas brouillée avec Lacan. J’ai très peur de l’entrevue de tout à l’heure. »

              Je ne sais pas exactement ce qu'elle entend par jouer à l’Égérie ? Mais en tout cas une chose est sûre c'est elle qui  est vraiment la cheville ouvrière, c'est elle qui a fait venir Lacan à Nice, la première fois et la fois suivante, sans elle on aurait sans doute pas eu ces conférences « grand public » à Nice.

   Pour la première, à peine commencé son contrôle avec Lacan le 7 octobre 74, c'est sans doute elle qui a suggéré à Poirier, son collègue à  l'université, de l'inviter.

18 novembre 1974

« Il accepte avec soulagement que je m’occupe de voir avec Poirier (CUM) si son séjour est bien organisé matériellement : « Vous seriez formidablement gentille… » De même, à propos du Cercle lacanien : « Je serais très content de dîner avec vous. » »

      Elle organise aussi la  seconde conférence comme on l'a vu plus haut  et en lisant son  journal on s'aperçoit qu'elle aurait bien aimé aussi qu'il y en ait une troisième. Pour elle, Lacan devrait « venir » à Nice tous les ans ! 

le 7 décembre 76

 « Tout cela a été si bref que je lui demande avec beaucoup de courage, une des choses que j’avais à lui dire : « Est-ce que vous venez à Nice cette année ? » Là, il hésite, il garde ma main dans la sienne, et puis répond : « Oh, pas maintenant, pas maintenant. » Il a l’air ennuyé… J’ai des remords, peut-être que le CUM ne l’a pas réinvité à cause de l’année dernière et des réactions hostiles de l’auditoire… Je lui redemande si, plus tard… Il répond : « Pas maintenant », et ajoute d’une façon inattendue : « Vous faites du très bon travail à Nice ! » » ( cette fois c'est Lacan qui ne voudrait pas se brouiller avec Élisabeth en lui refusant quelque chose ! )

Puis le 13 juin 77

   « D’abord, invitation Poirier (il a tout à fait oublié qui est ***,  c’est gai !). Il n’a pas l’air content de retourner au CUM, ni mécontent, d’ailleurs. »

     Il  y a donc eu apparemment  une troisième invitation très souhaitée par elle et sans doute provoquée par elle auprès de « ce calamiteux Poirier » ! et qui n'a pas eu de suite. On en saura pas plus.

En fait  il n'y a pas eu de troisième conférence de Lacan au CUM. Ça se saurait... en tout cas... moi ! Je le saurais!... et...j'en aurais un enregistrement !!

On comprend, maintenant, le 7 décembre 76, ce qu'Élisabeth avait dit le 9 février 76  être « trop pénible » dans cette conférence du 24 janvier 74. Ce sont les  « réactions hostiles de l’auditoire ». Ce ne sont pas essentiellement donc  les préparatifs de cette conférence qui furent pénibles, d'ailleurs après les vacances de fin d'année les  malentendus à propos de  l'organisation sont oubliés, les relations se réchauffent nettement.

12 janvier 76

            « Avant de passer à mon client (j’ai failli oublier), veut-il que nous (j’appuie) nous occupions d’un autre hôtel puisqu’il était mal dans celui de la rue Saint-Philippe ? « Oui, mais deux chambres. − Je sais. » Il a dit presque timidement que ça n’a pas beaucoup d’importance, mais qu’il aimerait bien… Oui, il accepte volontiers de dîner avec nous, là, il a un bon sourire qui me réconforte beaucoup. Oui, il serait content qu’on lui fasse visiter des choses comme l’an dernier le Musée Chagall… Et il me remercie de m’en occuper.

« C’que vous êtes gentille d’vous occuper d’tout ça ! » Ça me réchauffe le cœur… »

 Maintenant on comprend le « trop pénible », il désigne sans doute les  « réactions hostiles de l’auditoire… » le 24 janvier

( Journal , 7 décembre 76 ci-dessus ).

                Ceci confirme ce que j'avais déjà perçu à l'écoute de l'enregistrement: l' auditoire n'était pas facile.  

Hostilité ? Je ne sais pas, en tout cas il y avait  du chahut, comme je le dis dans ma présentation, un témoin m'a parlé d'un petit groupe d’« anarchistes » venu pour chahuter Lacan. C'est ce qu'on entend bien dans l'enregistrement,  surtout à la fin de la conférence. Mais le reste de l'assistance aussi est assez bruyant et Lacan bien sûr s'en aperçoit au milieu de la conférence  « je sens, mon dieu, que peut-être l'assistance est lassée. »

 

Justement, nous nous demandions plus haut que pouvait  recouvrir ce vocabulaire de la syllogistique employé par Élisabeth Geblesco, prémisses et conclusions.

Nous pouvons à présent répondre, je crois. Ça ne peut pas être une simple façon de parler  de sa part , elle qui est toujours très précise. Je crois qu’elle pense à une sorte de syllogisme avec un malentendu au départ qui logiquement explique, en « conclusion », l’« hostilité » de l’auditoire, qu’elle a constatée. Elle ne veut pas formuler ce « syllogisme » parce que tout ça la désole,  mais elle le suggère. Ce serait à peu près le « syllogisme » suivant, à mon avis :

Majeure : On annonce que Jacques Lacan parlera de James Joyce et l’auditoire de ce cycle de conférences sur Art et Littérature, attend que le conférencier parle de James Joyce.

Mineure :  sans crier gare le conférencier parle d ’emblée de tout autre chose, de Freud, des présocratiques, de Kant, du langage, des paranoïaques et à partir de là un très long passage sur le noeud borroméen avec des dessins au tableau à la craie. Puis vient le parlêtre, l’Innenwelt et l’Umwelt, puis une phrase:

« l’homme parle ; les femmes, chose à quoi il faut s’attendre… les femmes parlent aussi…» (on est déjà à plus de la moitié de la conférence)

L’auditoire de la promenade des Anglais, interloqué, met un certain temps à réagir, puis il explose, le rire crée une sorte de détente après un long tunnel mais aussi une sorte de trouble. Puis arrive un très long passage  sur le langage, l’inconscient, la lalangue, les lapsus, le rêve etc. puis les symptômes, on est déjà au troisième quart de la conférence et on a pas encore parlé de Joyce, l’auditoire s’impatiente, grand brouhaha, Lacan hausse le ton mais il s’interrompt vite, il sent bien cette fatigue de l’assistance

 Je sens, mon Dieu, que, peut- être, l’assistance est lassée » ) et il voit bien qu’il faut qu’il parle de Joyce.

Il le fait, un peu  ( ce peu est évidemment beaucoup pour les lacaniens,  mais pour ce public azuréen...). On est déjà au quatre cinquième de la conférence et finalement Lacan dans ce dernier cinquième, après quelques mots sur Joyce, revient à nouveau sur le noeud borroméen et enfin il  parle longuement de la « sphère armillaire, avec des dessins.

Conclusion du syllogisme : une attente déçue, « réactions hostiles de l’auditoire… », c’est la

« conclusion » d’Élisabeth Geblesco. Si elle n’explicite pas les prémisses dans son Journal, Élisabeth Geblesco formule cependant la conclusion du « syllogisme » : l’auditoire  a été hostile.

     Je crois que les prémisses que j’ai exposées et que, trop désolée, elle ne  voulait pas formuler,  ces prémisses expliquent la plus grande part de l’hostilité.

Voilà , ce Journal d'Élisabeth Geblesco éclaire cet épisode de la  vie de Lacan...à Nice, il explique aussi je crois pourquoi Lacan ne parle pas de cette seconde conférence à son séminaire, comme je l’avais noté dans ma présentation en 2000, alors qu’il y parle absolument toujours de ses interventions extérieures.

     Un dernier mot : comme Je disais plus haut, Élisabeth n'a pas réussi à passer complètement sous silence dans les cahiers cliniques en 1998, la venue de Lacan à Nice  fin  janvier 76. En effet, dans un beau lapsus, page 27 des cahiers  elle situe en novembre 74, pendant le premier séjour de Lacan, la visite au Musée Picasso d'Antibes:

« un très cordial dîner dans un restaurant fameux et une visite au Musée Picasso d'Antibes. »

Alors que dans le Journal le 6 février 76, elle situe cette visite  quelques jours avant, le 24 janvier 76 ,  date du second séjour de Lacan :

« (Je n’écris pas sur la conférence de Lacan à Nice, ses prémisses et ses conclusions. Ce fut trop pénible, pour moi, pour lui. La seule chose agréable : la visite avec lui du Musée Picasso à Antibes − il faudrait que je la note.) »

En 74 c'est le Musée Chagall qu'ils ont visité avec le docteur Lacan,

le 12 janvier 76 ( Journal )  Lacan évoque la visite au Musée Chagall, de 74, « l’an dernier »:

   « Oui, il serait content qu’on lui fasse visiter des choses comme l’an dernier le Musée Chagall… Et il me remercie de m’en occuper. « C’que vous êtes gentille d’vous occuper d’tout ça ! » Ça me réchauffe le cœur… »

Un lapsus...en 1998 : ce souvenir qui revient,  des années après, mais pas à sa place, le souvenir de  « la seule chose agréable »

« la visite  avec lui  du Musée Picasso » ...Ça dit tout

Publications citées

Les publications suivantes, pour deux d’entre elles citées dans le post scriptum, ont pour objet les conférences de Lacan à Nice et le Journal d' Élisabeth Geblesco :

Les Cahiers cliniques de Nice, n°1, juin 1998.

Topique 2010/3 (n° 112)  La temporalité du transfert

Un amour de transfert. Journal de mon contrôle avec Lacan 1974-1981 – 17 mars 2008. Éditeur : EPEL

Dans le midi de Lacan

Le mouvement psychanalytique dans le sud de la France

Par Nils Gascuel

Collection : Point Hors Ligne

Éditeur : ERES

 

OÙ TROUVER « LE PHÉNOMÈNE LACANIEN »?

Dans Essaim 2015/2 (n° 35)

Et on peut commander « Le phénomène lacanien» Tiré à part des Cahiers cliniques de Nice, n°1, juin 1998 au secrétariat de la Section clinique de Nice, pour 15 euros par exemplaire, port compris.

 

Le texte qui suit est ma présentation, raccourcie, publiée dans le N° 28 de la revue Le croquant en 2000, de la conférence « De James Joyce comme symptôme », inédit de Lacan. Dans ce numéro la conférence était accompagnée des fac-similés des annonces par le Centre Universitaire Méditerranéen (CUM) des conférences de Lacan de 1974 et 1976. Documents que j’avais trouvés en 2000 dans des archives du CUM aux Archives départementales à Nice. On trouvera ces documents dans des fichiers du présent dossier accompagnés aussi d'articles de Nice matin qui annoncent les conférences , ainsi que d'un montage photo que j'avais fait à l'époque pour la revue  ( Un passant considérable ).

Cette présentation qui date de l'année 2000 est précédée d'un Post Scriptum ci-dessus daté du 20 avril 2018.

Ma présentation en 2000 dans Le Croquant

 

Parler dans le vide absolu

Henri Brevière

« [...] qui me donnerait le sentiment que je n'ai pas parlé dans le vide absolu. »

Voilà comment Lacan s'adresse à son auditoire à la fin de cette conférence inédite que nous publions. Cela décrit assez bien, je crois, le caractère unique, dans l'ensemble de ses prises de parole publiques, des circonstances et du cadre - que je décrirai plus loin - dans lesquels il a accepté, ce jour-là, de parler. Quel contraste entre l’inquiétude qui s’exprime ici de s’entendre parler dans « le vide absolu » et la jouissance  qui s’exprimait quatre années plus tôt de « parler aux murs » « chez lui », à Sainte-Anne ! « Il est manifeste que les murs, ça me fait jouir » lançait-il à son auditoire de la chapelle de Sainte-Anne le 6 janvier 1972. Au Centre Universitaire Méditerranéen l'amphithéâtre a été conçu de telle sorte que l'orateur parle face à...la mer au-delà des murs.  

Mise à part la description des circonstances de cette conférence, je me borne, dans ce qui suit, à dire comment je me suis finalement trouvé en possession de cet inédit (in-audit) et pourquoi je me décide à le publier aujourd'hui dans la revue Le Croquant

C'est au milieu des années soixante-dix qu'un ami du Midi m'a apporté une conférence de Lacan à Nice enregistrée sur cassette. Après l'avoir écoutée, je suis resté très longtemps sans plus m'intéresser à cette cassette. J'ai toujours pensé que si j'avais cet enregistrement, beaucoup de gens devaient l'avoir aussi. Cependant, je ne le voyais jamais apparaître dans les différentes publications des textes de Lacan. La cassette était accompagnée de son titre : « De James Joyce comme symptôme », et de la date : le 24 janvier 1976. Ce n'est que récemment que j'ai découvert la mention faite par Lacan d'une conférence qu'il est allé prononcer à Nice sous le titre « Le phénomène lacanien » (on trouve cela dans le Séminaire XXIIintitulé RSI) 1 ; il était facile d'en déterminer assez précisément la date : fin novembre ou début décembre 1974. Ceci ne correspondait pas à ma conférence et je ne trouvais nulle part, dans Lacan, mention d'une autre conférence à Nice. Je constatais par ailleurs que ses principaux bibliographes, Élisabeth Roudinesco et surtout Joël Dor, ne mentionnaient pas l'existence de ces conférences.

 je me décidais alors à aller sur place faire une petite enquête. Je découvris très vite une institution à la fois municipale et universitaire : Le Centre Universitaire Méditerranéen (CUM), qui programme, toute l'année et plusieurs fois par semaine, des conférences très grand public dans un magnifique amphithéâtre Art déco aménagé au début des années trente dans une villa du XIXe, la villa Guiglia, sise au 65, promenade des Anglais. J'appris ainsi que Lacan était bien venu deux fois de suite au CUM à un an d'intervalle, et je retrouvais les dates et titres des conférences dans les communiqués de presse diffusés par le CUM dans Nice Matin.

En étudiant l'enregistrement que je possédais, je vérifiais qu'il s'agissait bien de la seconde conférence « De James Joyce comme symptôme ». D'abord, Lacan y parle effectivement de Joyce, ensuite et surtout, il fait mention d'un voyage qu'il vient d'effectuer en Amérique. Ce voyage d'une quinzaine de jours, fin novembre et début décembre 1975, l'a amené dans des universités de la côte est : Columbia à New York, Yale et le Massachusetts Institute of Technology. On trouve les conférences prononcées pendant ce voyage dans le numéro 6-7 de la revue Scilicet, aux éditions du Seuil. Ceci se passait deux mois avant notre conférence de Nice.

Il y avait donc là deux conférences de Lacan dont je n'avais jamais vu aucune trace publiée un quart de siècle après qu'elles ont été prononcées et dont l'existence même n'était mentionnée nulle part, du moins pour la seconde. Était-il possible qu'elles n'aient pas été enregistrées, ou avaient-elles été enregistrées mais pas diffusées ? Pour essayer de savoir, je publiais dans le numéro 24 de la présente revue une note sur « Lacan à Nice » avec les communiqués de presse de Nice Matin et un appel à information.

Peu de temps après, j'appris que la première conférence « Le phénomène lacanien » venait de ressortir à Nice après vingt-cinq ans de confinement local. Elle est publiée dans Les Cahiers cliniques de Nice numéro 1, juin 1998, avec une présentation et des commentaires des personnes qui la détenaient. Curieusement, dans cette publication, il n'est fait aucune mention de l'existence de la seconde conférence. Des Niçois qui s'intéressent à Lacan savent bien qu'elle a eu lieu mais, apparemment, ils n'en ont aucune trace... Ce qui est bien étonnant. En tout cas, cela m'apprit qu'à Nice on n'avait sans doute pas cette seconde conférence. Finalement, alors que j'avais très longtemps pensé qu'elle était entre les mains de beaucoup de gens bien placés pour la publier, je devais maintenant penser que j'étais seul, peut-être, à en avoir eu un enregistrement. L'appel à information du numéro 24 du Croquantest resté pour l'instant sans réponse, je me dois donc aujourd'hui d'en publier une transcription afin que puissent en prendre connaissance tous ceux qui s'intéressent à l'enseignement de Lacan. Il faut souligner que cette conférence « De James Joyce comme symptôme » prend place dans un des cycles de la programmation du CUM pour l'année 1975-1976 : le cycle « Art et littérature ». Lacan y parle après Alain Decaux et avant Ionesco et Romain Gary ; le titre est évidemment de lui, ce qui n'est pas le cas de la première conférence dont le titre, « Le phénomène lacanien », lui avait été proposé par Jean Poirier, professeur d'anthropologie à l'université de Nice et secrétaire général du CUM à l'époque. Lacan avait « accepté » ce titre, tout en disant plus tard que c'était là une « peau de banane1 » qu'on lui avait glissée sous le pied !

J'ai essayé de proposer un texte lisible - mais sans atténuer les digressions et diffluences, sans gommer les bizarreries lexicales ou de prononciation que j'ai essayé d'éclairer en note - et en conservant beaucoup des caractéristiques de l'oral : hésitations, interruptions, silences, etc. J'ai indiqué par ailleurs, entre crochets, les réactions de la salle les plus perceptibles sur l'enregistrement (apparemment, la salle se manifestait assez fortement ce jour-là, le lecteur appréciera) parce qu'elles expliquent certains éléments du texte, et aussi parce qu'elles témoignent de la manière dont le discours de Lacan pouvait être reçu par un « grand public », sans doute largement ignorant de son œuvre et... indépendant de sa personne. C'est peut-être la seule fois où Lacan a eu à parler devant un tel auditoire, les auditeurs qui se rendirent à cette conférence, sans doute beaucoup d’ « abonnés », y allèrent pour entendre parler d'art et de littérature : de Ravel par Bernard Gavoty, d'Alexandre Dumas par Alain Decaux, de Cyrano de Bergerac par Pierre Bornecque etc., et de James Joyce par Jacques Lacan… Il est douteux que ces auditeurs, « abonnés » à ces conférences azuréennes, aient même su, ne serait-ce qu’un tant soit peu, qui était Lacan, d’où leur surprise perceptible dans

l’enregistrement. On y entend aussi des manifestations de chahut (un auditeur de cette conférence m’a dit qu’il y avait dans l’amphi, ce jour là, un petit groupe d’ «  anarchistes » qui étaient venus pour chahuter, c’est en effet sensible dans l’enregistrement. Ça prouve que eux, au moins, les seuls sans doute, dans cette assistance, connaissaient Lacan, au moins de « réputation »…)

 

Comme Lacan a toujours été très soucieux de savoir à qui il parlait on comprend que, ce jour-là, il ait eu le sentiment qu’il n’y avait pas de rapport entre lui et cet auditoire, le sentiment d’avoir « parlé dans le vide absolu. » Cela expliquerait aussi qu’il ne fait

aucune allusion à cette conférence dans son séminaire, ce qui n’arrive pratiquement jamais pour ses autres déplacements et prises de parole « extérieures ».    

Dans la transcription de l’œuvre orale de Lacan, le respect le plus scrupuleux possible de   cette oralité, comme j’ai essayé de le faire, est souhaitable. Cela pourrait contribuer (peut-être...) à réduire le caractère fantaisiste de certaines interprétations et paraphrases... et paraphrases de paraphrases, que l'on peut lire ici et là…

Cela dit, certains auteurs n’ont même pas besoin d’être égarés par des transcriptions douteuses pour produire des paraphrases échevelées. Certaines cependant ont au moins  le mérite d’être amusantes…par exemple celle-ci  rencontrée récemment et qui vaut son pesant de cacahuètes, elle est d’un membre important (en région) de l'Ecole de la Cause Freudienne, il affirme

« la conjonction impossible de la langue et du sexe »

et cela  dans un éditorial (  Editorial: L’ACF à l’heure de « L’Autre n’existe pas », Par Lettre, n°5, ACF-Rhône-Alpes ).  Je suppose qu’il a cherché par là à traduire à sa manière le fameux aphorisme de Lacan « Il n’y  a pas de rapport sexuel »   

Qu'a-t-il voulu faire en forgeant cette expression?  A-t-il cherché à atténuer ce qu’il pense être un impératif interdicteur...pas de rapport sexuel, un  rigorisme sévère de Lacan, en limitant à la langue le champ de son application : pas de rapport entre la langue et le sexe, impossible, interdit, quoi. Mais tous les autres rapports sont possibles… autorisés…

Ou bien, trouvant que  la formule du maître de la rue de Lille n’était  pas assez précise, a-t-il voulu la préciser ? : « il n’y a  pas de rapport sexuel »…ou pour être plus précis il n’y a pas de rapport possible entre la langue et le sexe…

Dans les deux cas c'est beaucoup d'audace de vouloir ainsi corriger le Maître. Aucun lacanien n'avait osé, avant lui, une pareille formule, aucun, sans doute, n'osera la répéter.

 

1 Le Séminaire, livre XXII, RSI, leçons du 10 décembre 1974 et du 11 février 1975.

https://www.oedipe.org

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