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Moïcani - L'Odéonie

"Quand un salon littéraire devient un boudoir pour dames"

LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT

LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT

L'ADIEU

Nous sommes revenus à notre origine.
Ce fut le lieu de l'évidence, mais déchirée.
Les fenêtres mêlaient trop de lumières,
Les escaliers gravissaient trop d'étoiles
Qui sont des arches qui s'effondrent, des gravats,
Le feu semblait brûler dans un autre monde.

Et maintenant des oiseaux volent de chambre en chambre,
Les volets sont tombés, le lit est couvert de pierres,
L'âtre plein de débris du ciel qui vont s'éteindre.
Là nous parlions, le soir, presque à voix basse
A cause des rumeurs des voûtes, là pourtant
Nous formions nos projets : mais une barque,
Chargée de pierres rouges, s'éloignait
Irrésistiblement d'une rive, et l'oubli
Posait déjà sa cendre sur les rêves
Que nous recommencions sans fin, peuplant d'images
Le feu qui a brûlé jusqu'au dernier jour.

Est-il vrai, mon amie,
Qu'il n'y a qu'un seul mot pour désigner
Dans la langue qu'on nomme la poésie
Le soleil du matin et celui du soir,
Un seul le cri de joie et le cri d'angoisse,
Un seul l'amont désert et les coups de haches,
Un seul le lit défait et le ciel d'orage,
Un seul l'enfant qui naît et le dieu mort ?

Oui, je le crois, je veux le croire, mais quelles sont
Ces ombres qui emportent le miroir ?
Et vois, la ronce prend parmi les pierres
Sur la voie d'herbe encore mal frayée
Où se portaient nos pas vers les jeunes arbres.
Il me semble aujourd'hui, ici, que la parole
Est cette auge à demi brisée, dont se répand
A chaque aube de pluie l'eau inutile.

L'herbe et dans l'herbe l'eau qui brille, comme un fleuve.
Tout est toujours à remailler du monde.
Le paradis est épars, je le sais,
C'est la tâche terrestre d'en reconnaître
Les fleurs disséminées dans l'herbe pauvre,
Mais l'ange a disparu, une lumière
Qui ne fut plus soudain que soleil couchant.

Et comme Adam et Ève nous marcherons
Une dernière fois dans le jardin.
Comme Adam le premier regret, comme Ève le premier
Courage nous voudrons et ne voudrons pas
Franchir la porte basse qui s'entrouvre
Là-bas, à l'autre bout des longes, colorée
Comme auguralement d'un dernier rayon.
L'avenir se prend-il dans l'origine
Comme le ciel consent à un miroir courbe,
Pourrons-nous recueillir de cette lumière
Qui a été le miracle d'ici
La semence dans nos mains sombres, pour d'autres flaques
Au secret d'autres champs «barrées de pierres»?

Certes, le lieu pour vaincre, pour nous vaincre, c'est ici
Dont nous partons, ce soir. Ici sans fin
Comme cette eau qui s'échappe de l'auge.

Mort d’Yves Bonnefoy, poète, traducteur et critique d’art

Poète, traducteur, critique d’art, professeur au collège de France, plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, Yves Bonnefoy est mort le vendredi 1er juillet à Paris, à l’âge de 93 ans. Cet immense écrivain était un homme multiple. Malgré la diversité de ses activités, une même intuition semblait toujours guider sa démarche qu’il appelait « la vérité de parole », ou le souci de saisir « ce que la vie a d’immédiat ».

Dans l’intensité poétique, manifestant aussi une curiosité insatiable pour toutes les formes artistiques (il a écrit des essais sur Picasso, Balthus, Giacometti, Mondrian, Alechinsky), Yves Bonnefoy a construit une œuvre ouverte, à multiples entrées, dans laquelle l’expression est toujours approfondie par une exigence de pensée. Le poète se méfiait cependant du concept qui, pensait-il, nous écarte de l’essentiel : voulant à tout prix identifier nos expériences, il les limite, et nous prive, de surcroît, de la présence du monde. « La tâche du poète est de montrer un arbre, avant que notre intellect nous dise que c’est arbre », écrivait-il.

C’est à Tours qu’Yves Bonnefoy naît le 24 juin en 1923, au sein d’une famille modeste : son père est ouvrier ajusteur et sa mère institutrice. Au sujet de l’enfance, il a maintes fois expliqué que cette période de la vie correspondait pour lui à l’origine de l’expérience poétique. Au printemps 2010, évoquant ses « journées enfantes », il nous avait confié voir la poésie comme « la préservation de ce sentiment de présence de tout à tout », qui en faisait « le bonheur, et aussi l’angoisse ».

Fervent admirateur de Rimbaud

A ses parents, le petit Bonnefoy explique qu’il veut savoir lire pour « écrire des poèmes ». Vers 7 ou 8 ans, il manifeste déjà une vive curiosité pour la littérature. Sur la page d’un livre offert par sa tante, on peut lire cette dédicace éclairante : « A mon filleul et neveu, futur poète. » C’est lorsqu’il est boursier au lycée Descartes à Tours, en juillet 1940, que sa vocation littéraire se précise : conseillé par son professeur de philosophie, il découvre une Petite anthologie du surréalisme, du poète et cinéaste Georges Hugnet. Enchantements. « Je découvris là, d’un seul coup, les poèmes de Breton, de Péret, d’Eluard, les superbes masses verbales de Tzara aux temps dadaïstes (…), Giacometti, les collages de Max Ernst, Tanguy, les premiers Miro : tout un monde », raconte-t-il dans ses Entretiens sur la poésie (Mercure de France, 1990).

Malgré l’attrait pour l’étrange provoqué par ces découvertes surréalistes, Bonnefoy choisit une discipline bien plus « raisonnable » : les mathématiques. C’est d’ailleurs le prétexte qu’il se donne pour venir à Paris, et préparer sa licence à la Sorbonne. Il habite alors dans une chambre d’arrière-cour, sur le quai Saint-Michel, gagne sa vie en donnant des cours de mathématiques et desciences naturelles. Mais c’est désormais la littérature qui s’impose à lui, d’abord par la lecture. Il découvre Bataille, Artaud, Michaux, Eluard, Jouve, et fréquente désormais André Breton. En 1946, c’est d’ailleurs dans une revue surréaliste, La Révolution la nuit, qu’il publie son premier poème « Le cœur-espace ». Mais cette proximité avec ce groupe restera courte.

Si Bonnefoy reconnaît que le surréalisme a pu libérer la pensée du carcan des lois et des dogmes, il reproche à Breton de s’écarter du réel au profit d’un certain « occultisme ». Ce qu’il rejette sans doute aussi, c’est la dimension grégaire et idéologique de ce mouvement qui oppose la chimère au réel et privilégie l’opacité à la lumière. En fervent admirateur de Rimbaud, à qui il consacrera plusieurs essais critiques, c’est bien la « réalité rugueuse » qu’il cherche à étreindre, comme le poète d’Une saison en enfer. Et non une improbable surréalité.

En 1947, Yves Bonnefoy décide de rompre définitivement avec le surréalisme, peu de temps avant l’ouverture d’une exposition internationale consacrée à ce mouvement à la galerie Maeght, organisée par André Breton et Marcel Duchamp. S’il s’éloigne d’André Breton, il ne reniera cependant jamais son influence : l’ouverture au rêve, notamment, et l’accès aux « grandes images imprévisibles, sauvages ».

C’est à 31 ans qu’Yves Bonnefoy fait sa véritable entrée en littérature. En 1954, il publie un recueil de poèmes, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, immédiatement salué par Maurice Nadeau, le créateur des Lettres nouvelles, en des termes définitifs. « On ne se rappellera peut-être plus, écrit-il, qui a eu le prix Goncourt, mais il faudra se souvenir de ce que, cette année, a paru le premier recueil d’un grand poète. Il faut marquer d’une pierre blanche l’avènement d’Yves Bonnefoy et le nouveau départ qu’il a fait prendre à la poésie. »

Poésie rêveuse, mais ancrée dans la chair du monde, ce recueil pose les bases d’une esthétique que Bonnefoy prolongera jusqu’à sa mort. Pour le poète, la tâche est complexe et paradoxale : s’il se méfie des mots, car ils sont « sans prise vraie sur les choses », il faut cependant passer par eux ; les détourner de leurs usages pour trouver ce qu’il appelle « le second degré de la parole ».

Dans son premier recueil, le nom de Douve désigne à la fois une femme, une rivière, une lande. Les poèmes d’Yves Bonnefoy, comme l’analyse l’écrivain suisse Jean Starobinski, sont « entre deux mondes ». Ils recherchent la dimension la plus littérale du réel (qui est sans doute la plus énigmatique), mais ils se nourrissent aussi de « récits en rêve ».

Car c’est la quête de la présence – « l’évidence mystérieuse » pour Bonnefoy – qui anime l’écriture dans ses chemins de traverse. Avec cette espérance revendiquée sans cesse : refonder enfin l’unité de l’être. De réputation parfois complexe, les poèmes d’Yves Bonnefoy sont pourtant simples. Ils désignent un monde possible, et enfin accessible, sans discours qui leur préexisterait : « Le poème n’est pas une activité didactique, il n’a pas à expliquer l’expérience du monde qu’il cherche à approfondir », assurait-il.

Lire aussi : Yves Bonnefoy, l’origine de la poésie

Désireux de ne pas séparer les expériences humaines, Yves Bonnefoy a écrit, à côté de sa recherche poétique, de nombreux textes sur l’histoire des formes artistiques. La création et la pensée, pour l’écrivain, sont des actes de parole qui participent d’un même élan. En 1954, il entre au CNRS, avec un sujet d’étude consacré au « signe et la signification de la forme chez Piero Della Francesca », sous la direction d’André Chastel et de Jean Wahl.

Son œuvre comprendra de nombreux essais critiques consacrés aux peintures murales de la France gothique et à l’art baroque (Rome, 1630, Flammarion, 1970). Cet héritage artistique, c’est dans L’Arrière-Pays (Gallimard, 1972) qu’Yves Bonnefoy lui rendra son plus profond hommage. Ce livre oscille entre l’autobiographie et la réflexion philosophique. Yves Bonnefoy y éclaire le cheminement de sa vie à la lueur de l’art et dans la recherche du « vrai » lieu, dont il retrouve l’essence dans la peinture de la Renaissance. Un monde enfin possible, dont il pense que « personne n’y marcherait comme sur une terre étrangère ».

Fasciné par le temps

Ce souci du dialogue constant avec toutes les formes d’art, il le vit dans d’autres aventures fécondes, mêlant le travail et l’amitié. En 1967, avec le poète Jacques Dupin, le critique Gaétan Picon et l’écrivain Louis-René des Forêts, il fonde L’Ephémère. Cette revue, qui constitue un pont entre la parole et les arts, fait se rencontrer hommes d’écriture et d’images. Elle a « pour origine le sentiment qu’il y a une approche poétique du réel dont l’œuvre est le moyen non la fin », écrivait-il. Malgré sa courte vie (cinq numéros), cette revue marque son époque et voit naître des voix de nouveaux écrivains, comme Pascal Quignard ou Alain Veinstein.

Pour Bonnefoy, le texte est une rencontre vers ce qui est proche, mais aussi étranger – son activité de traducteur en témoignera. En 1960, il traduit Jules César, de Shakespeare. La pièce est jouée à l’Odéon, avec des décors créés par son ami Balthus, et une mise en scène de Jean-Louis Barrault. Il traduira par la suite une dizaine de pièces de Shakespeare, mais aussi Yeats, Pétrarque, Leopardi… Il consacrera aussi de nombreux essais à la traduction, qu’il considérait proche de la création poétique, parce qu’elle est aussi un acte de transformation du langage.

Accueillant le journaliste du Monde, en 2010, dans son bureau de la rue Lepic, à Montmartre, qu’il occupait depuis les années 1950, Yves Bonnefoy avait seulement voulu « parler ». Il refusait la formule de l’entretien oral enregistré, par crainte de ne pouvoir revenir sur ce qu’il aurait pu dire. Il évoqua son œuvre, sans laisser entendre qu’elle était terminée. Il parla de son « bibliographe »occupé à rassembler ses multiples publications éparpillées depuis des dizaines d’années en revues, journaux, actes de colloque… Il voulut aussi revenir sur certains êtres qui avaient particulièrement compté pour lui, comme son ami le photographe Henri-Cartier Bresson – « son Leica était un instrument aussi rapide que son esprit », avait-il dit –, qu’il admirait pour son immense disponibilité à « la beauté de ce qui est ».

Car Yves Bonnefoy était un poète du réel ; fasciné par le temps, peu par l’époque. A propos du monde contemporain, il se méfiait de toutes sortes d’idéologies, autant de menaces pour la poésie, qui doit, pensait-il, se déployer loin des systèmes de pensée. « Le XXIe siècle, avait-il confié au Magazine littéraire en avril 2008, c’est bien possiblement celui qui verra la poésie périr, étouffée sous les ruines dont il couvre le monde naturel autant que la société. »

  • 24 juin 1923 Naissance à Tours
  • 1945-1946 Fréquente les milieux surréalistes. Visites à André Breton à son retour d’Amérique
  • 1947 Peu avant l’Exposition internationale du surréalisme, rupture avec André Breton
  • 1950 Publication des premiers poèmes de « Du mouvement et de l’immobilité de Douve »
  • 1959 « L’Improbable », recueil d’essais sur l’art et la poésie
  • 1970 « Rome, 1630 : l’horizon du premier baroque ». A l’automne, enseignement à l’université de Genève (en remplacement de Jean Rousset)
  • 1981 Election au Collège de France (chaire d’études comparées de la fonction poétique)
  • 1990 « Entretiens sur la poésie (1972-1990) »
  • 2016 : Publication de «L’Echarpe rouge »
  • 1er juillet 2016 Mort à Paris


DOUVE PARLE

I

Quelquefois, disais-tu, errante à l’aube
Sur des chemins noircis,
Je partageais l’hypnose de la pierre,
J’étais aveugle comme elle.
Or est venu ce vent par quoi mes comédies
Se sont élucidées en l’acte de mourir.

Je désirais l’été,
Un furieux été pour assécher mes larmes,
Or est venu ce froid qui grandit dans mes membres,
Et je fus éveillée et je souffris.


II

O fatale saison,
O terre la plus nues comme une lame
Je désirais l’été,
Qui a rompu ce fer dans le vieux sang?

Vraiment je fus heureuse
A ce point de mourir.
Les yeux perdus, mes mains s’ouvrant à la souillure
D’une éternelle pluie.

Je criais, j’affrontais de ma face le vent…
Pourquoi haïr, pourquoi pleurer, j’étais vivante,
L’été profond, le jour me rassuraient.

III

Que le verbe s’éteigne
Sur cette face de l’être où nous sommes exposés,
Sur cette aridité que traverse
Le seul vent de finitude.

Que celui qui brûlait debout
Comme une vigne
Que l’extrême chanteur roule de la crête
Illuminant
L’immense matière indicible.

Que le verbe s’éteigne
Dans cette pièce basse où tu me rejoins
Que l’âtre du cri se resserre
Sur nos mots rougeoyants.

Que le froid par ma mort se lève et prenne un sens.

LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT
LE POETE YVES BONNEFOY EST MORT

LA MAISON NATALE

I

Je m’éveillai, c’était la maison natale,
L’écume s’abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,
L’odeur de l’horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines cachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage
Que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,
Si haute était déjà l’eau dans la salle.
Je tournais la poignée, qui résistait,
J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,
Ces rires des enfants dans l’herbe haute,
Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.

II

Je m’éveillai, c’était la maison natale.
Il pleuvait doucement dans toutes les salles,
J’allais d’une à une autre, regardant
L’eau qui étincelait sur les miroirs
Amoncelés partout, certains brisés ou même
Poussés entre des meubles et les murs.
C’était de ces reflets que, parfois, un visage
Se dégageait, riant, d’une douceur
De plus et autrement que ce qu’est le monde.
Et je touchais, hésitant, dans l’image
Les mèches désordonnées de la déesse,
Je découvrais sous le voile de l’eau
Son front triste et distrait de petite fille.
Étonnement entre être et ne pas être,
Main qui hésite à toucher la buée,
Puis j’écoutais le rire s’éloigner
Dans les couloirs de la maison déserte.
Ici rien qu’à jamais le bien du rêve,
La main tendue qui ne traverse pas
L’eau rapide, où s’efface le souvenir.


III

Je m’éveillai, c’était la maison natale,
Il faisait nuit, des arbres se pressaient
De toutes parts autour de notre porte,
J’étais seul sur le seuil dans le vent froid,
Mais non, nullement seul, car deux grands êtres
Se parlaient au-dessus de moi, à travers moi.
L’un, derrière, une vieille femme, courbe, mauvaise,
L’autre debout dehors comme une lampe,
Belle, tenant la coupe qu’on lui offrait,
Buvant avidement de toute sa soif.
Ai-je voulu me moquer, certes non,
Plutôt ai-je poussé un cri d’amour
Mais avec la bizarrerie du désespoir,
Et le poison fut partout dans mes membres,
Cérès moquée brisa qui l’avait aimée.
Ainsi parle aujourd’hui la vie murée dans la vie.


IV

Une autre fois.
Il faisait nuit encore. De l’eau glissait
Silencieusement sur le sol noir,
Et je savais que je n’aurais pour tâche
Que de me souvenir, et je riais,
Je me penchais, je prenais dans la boue
Une brassée de branches et de feuilles,
J’en soulevais la masse, qui ruisselait
Dans mes bras resserrés contre mon cœur,
Que faire de ce bois où de tant d’absence
Montait pourtant le bruit de la couleur,
Peu importe, j’allais en hâte, à la recherche
D’au moins quelque hangar, sous cette charge
De branches qui avaient de toute part
Des angles, des élancements, des pointes, des cris.

Et des voix, qui jetaient des ombres sur la route,
Ou m’appelaient, et je me retournais,
Le cœur précipité, sur la route vide.


V

Or, dans le même rêve
Je suis couché au plus creux d’une barque,
Le front, les yeux contre ses planches courbes
Où j’écoute cogner le bas du fleuve
Et tout d’un coup cette proue se soulève,
J’imagine que là, déjà, c’est l’estuaire,
Mais je garde mes yeux contre le bois
Qui a odeur de goudron et de colle.
Trop vastes les images, trop lumineuses,
Que j’ai accumulées dans mon sommeil.
Pourquoi revoir, dehors,
Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre,
Je désire plus haute ou moins sombre rive.

Et pourtant je renonce à ce sol qui bouge
Sous le corps qui se cherche, je me lève,
Je vais dans la maison de pièce en pièce,
Il y en a maintenant d’innombrables,
J’entends crier des voix derrière des portes,
Je suis saisi par ces douleurs qui cognent
Aux chambranles qui se délabrent, je me hâte,
Trop lourde m’est la nuit qui dure, j’entre effrayé
Dans une salle encombrée de pupitres,
Vois, me dit-on, ce fut la salle de classe,
Vois sur les murs tes premières images,
Vois, c’est l’arbre, vois, là, c’est le chien qui jappe,
Et cette carte de géographie, sur la paroi
Jaune, ce décolorement des noms et des formes,
Ce déssaisissement des montagnes, des fleuves,
Par la blancheur qui transit le langage,
Vois, ce fut ton seul livre. L’Isis du plâtre
Du mur de cette salle, qui s’écaille,
N’a jamais eu, elle, n’aura rien d’autre
A entrouvrir pour toi, refermer sur toi.


VI

Je m’éveillai, mais c’était en voyage,
Le train avait roulé toute la nuit,
Il allait maintenant vers de grands nuages
Debout là-bas, serrés, aube que déchirait
A des instants le lacet de la foudre.
Je regardais l’avènement du monde
Dans les buissons du remblai ; et soudain
Cet autre feu, en contrebas d’un champ
De pierres et de vignes. Le vent, la pluie
Rabattaient sa fumée contre le sol,
Mais une flamme rouge s’y redressait,
Prenant à pleine mains le bas du ciel.
Depuis quand brûlais-tu, feu des vignerons?
Qui t’avait voulu là et pour qui sur terre?

Après quoi il fit jour; et le soleil
Jeta de toutes parts ses milliers de flèches
Dans le compartiment où des dormeurs
La tête dodelinait encore, sur la dentelle
Des coussins de lainage bleu. Je ne dormais pas,
J’avais trop l’âge encore de l’espérance,
Je dédiais mes mots aux montagnes basses,
Que je voyais venir à travers les vitres.


VII

Je me souviens, c’était un matin, l’été,
La fenêtre était entrouverte, je m’approchais,
J’apercevais mon père au fond du jardin.
Il était immobile, il regardait
Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout,
Voûté comme il était déjà mais redressant
Son regard vers l’inaccompli ou l’impossible.
Il avait déposé la pioche, la bêche,
L’air était frais ce matin-là du monde,
Mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel
Le souvenir des matins de l’enfance.
Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière,
Je ne le savais pas, je ne sais encore.

Mais je le vois aussi, sur le boulevard,
Avançant lentement, tant de fatigue
Alourdissant ses gestes d’autrefois,
Il repartait au travail, quant à moi
J’errais avec quelques-uns de ma classe
Au début de l’après-midi sans durée encore.
A ce passage-là, aperçu de loin,
Soient dédiés les mots qui ne savent dire.

(Dans la salle à manger
De l’après-midi d’un dimanche, c’est en été,
Les volets sont fermés contre la chaleur,
La table débarrassée, il a proposé
Les cartes puisqu’il n’est pas d’autres images
Dans la maison natale pour recevoir
La demande du rêve, mais il sort
Et aussitôt l’enfant maladroit prend les cartes,
Il substitue à celles de l’autre jeu
Toutes les cartes gagnantes, puis il attend
Avec fièvre, que la partie reprenne, et que celui
Qui perdait gagne, et si glorieusement
Qu’il y voie comme un signe, et de quoi nourrir
Il ne sait, lui l’enfant, quelle espérance.
Après quoi deux voies se séparent, et l’une d’elles
Se perd, et presque tout de suite, et ce sera
Tout de même l’oubli, l’oubli avide.

J’aurai barré
Cent fois ces mots partout, en vers, en prose,
Mais je ne puis
Faire qu’ils ne remontent dans ma parole.)



VIII


J’ouvre les yeux, c’est bien la maison natale,
Et même celle qui fut et rien de plus
La même petite salle à manger dont la fenêtre
Donne sur un pêcher qui ne grandit pas.
Un homme et une femme se sont assis
Devant cette croisée, l’un face à l’autre,
Ils se parlent, pour une fois. L’enfant
Du fond de ce jardin les voit, les regarde,
Il sait que l’on peut naître de ces mots.
Derrière les parents la salle est sombre.
L’homme vient de rentrer du travail. La fatigue
Qui a été le seul nimbe des gestes
Qu’il fût donné à son fils d’entrevoir
Le détache déjà de cette rive.


IX

Et alors un jour vint
Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,
L’évocation de Ruth « when sick for home,
She stood in tears amid the alien corn ».

Or, de ces mots
Je n’avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l’enfance,
Je n’ai eu qu’à le reconnaître, et à l’aimer
Quand il est revenu du fond de ma vie.

Qu’avais-je eu, en effet, à recueillir
De l’évasive présence maternelle
Sinon le sentiment de l’exil et les larmes
Qui troublaient ce regard cherchant à voir
Dans les choses d’ici le lieu perdu?


X

La vie, alors ; et ce fut à nouveau
Une maison natale. Autour de nous
Le grenier d’au-dessus l’église défaite,
Le jeu d’ombres léger des nuées de l’aube,
Et en nous cette odeur de la paille sèche
Restée à nous attendre, nous semblait-il,
Depuis le dernier sac monté, de blé ou seigle,
Dans l’autrefois sans fin de la lumière
Des étés tamisés par les tuiles chaudes.
Je pressentais que le jour allait poindre,
Je m’éveillais, et je me tourne encore
Vers celle qui rêva à côté de moi
Dans la maison perdue. A son silence
Soient dédiés, au soir,
Les mots qui semblent ne parler que d’autre chose.

(Je m’éveillais,
J’aimais ces jours que nous avions, jours préservés
Comme va lentement un fleuve, bien que déjà
Pris dans le bruit des voûtes de la mer.
Ils avançaient, avec la majesté des choses simples,
Les grandes voiles de ce qui est voulaient bien prendre
L’humaine vie précaire sur le navire
Qu’étendait la montagne autour de nous.
O souvenir,
Elles couvraient des claquements de leur silence
Le bruit, d’eau sur les pierres, de nos voix,
Et en avant ce serait bien la mort,
Mais de cette couleur laiteuse du bout des plages
Le soir, quand les enfants
Ont pied, loin, et rient dans l’eau calme, et jouent encore.)

Œuvres

Poésie, récits
Essais
  • Peintures murales de la France gothique (1954)
  • L'Improbable (1959)
  • Arthur Rimbaud (1961)
  • La Seconde Simplicité (1961)
  • Un rêve fait à Mantoue (1967)
  • Rome, 1630 : l'horizon du premier baroque (1970), prix des Critiques 1971
  • L'Ordalie (1975)
  • Le Nuage rouge (1977)
  • Trois remarques sur la couleur (1977)
  • L'Improbable, suivi de Un rêve fait à Mantoue (1980)
  • Entretiens sur la poésie (1980) ; augmenté : Entretiens sur la poésie (1972-1990) (1990)
  • La Présence et l'Image (leçon inaugurale au Collège de France) (1983)
  • La Vérité de parole (1988)
  • Sur un sculpteur et des peintres (1989)
  • Alberto Giacometti, biographie d'une œuvre (1991)
  • Alechinsky, les Traversées (1992)
  • Remarques sur le dessin (1993)
  • Palézieux (1994), avec Florian Rodari
  • Dessin, Couleur et Lumière (1995)
  • La Journée d'Alexandre Hollan (1995)
  • Théâtre et Poésie : Shakespeare et Yeats (1998)
  • Lieux et Destins de l'image (1999)
  • La Communauté des traducteurs (2000)
  • Baudelaire : la tentation de l’oubli (2000)
  • L'Enseignement et l'Exemple de Leopardi (2001)
  • Breton à l'avant de soi (2001)
  • Poésie et Architecture (2001)
  • Sous l'horizon du langage (2002)
  • Remarques sur le regard (2002)
  • Des oiseaux et des mots, en introduction à Compagnies, de Stéphane Crémer (2003)
  • La Hantise du ptyx (2003)
  • Le Poète et « le flot mouvant des multitudes » (2003)
  • Le Nom du roi d'Asiné (2003) Commentaire du poème de Georges Séféris
  • L'Arbre au-delà des images, Alexandre Hollan (2003)
  • Goya, Baudelaire et la Poésie, entretien avec Jean Starobinski (2004)
  • Feuillées, avec Gérard Titus-Carmel (2004)
  • Le Sommeil de personne (2004)
  • Shakespeare & the French Poet, Chicago, University of Chicago Press 2004)
  • L'Imaginaire métaphysique (2006)
  • La Stratégie de l’énigme, (2006)
  • Goya, les peintures noires, Bordeaux, William Blake & Co, (2006)
  • Dans un débris de miroir, Galilée, (2006)
  • L’Alliance de la poésie et de la musique, (2007)
  • Ce qui alarma Paul Celan, Galilée (2007)
  • La Poésie à voix haute, La Ligne d'ombre (2007)
  • Le Grand Espace, Galilée (2008)
  • Notre besoin de Rimbaud, Seuil (2009)
  • La Communauté des critiques, Presses universitaires de Strasbourg, (2010)
  • Pensées d'étoffe ou d'argile, Coll. Carnets, L'Herne (2010)
  • Genève, 1993, Coll. Carnets, L'Herne (2010)
  • La Beauté dès le premier jour, Bordeaux, William Blake & Co (2010)
  • L'Inachevable, Entretiens sur la poésie, 1990-2010, Albin Michel (2010)
  • Le Lieu d'herbes, Galilée (2010)
  • Le Siècle où la parole a été victime, Mercure de France, (2010)
  • Sous le signe de Baudelaire, Gallimard, (2011)
  • Plusieurs raisons de peindre des arbres, avec Agnès Prévost, Éditions de Corlevour (2012)
  • Le Digamma, Galilée (2012)
  • Orlando furioso, guarito. De l'Arioste à Shakespeare, Mercure de France (2013)
  • L'Autre Langue à portée de voix, Le Seuil (2013)
  • Portraits aux trois crayons, Galilée (2013)
  • Le Graal sans la légende, Galilée (2013)
  • Le Siècle de Baudelaire, Seuil (2014)
  • L'Hésitation de Hamlet et la décision de Shakespeare, Seuil (2015)
  • La Poésie et la gnose, Galilée (2016)
  • Entretien avec Natacha Lafond et Mathieu Hilfiger, sur la question du livre, précédé de « Yves Bonnefoy ou la responsabilité poétique » par Pierre Dhainaut, Le Bateau Fantôme, (2016).

L'œuvre d'Yves Bonnefoy est traduite dans plus de trente-deux langues, en particulier en anglais, en allemand et en italien ; dans cette dernière langue, toute l'œuvre poétique d'Yves Bonnefoy est rassemblée en un volume6 de la collection « I Meridiani » ; il est le premier auteur français à y entrer de son vivant.

Traductions
  • La Quête du Graal, avec Albert Béguin, Le Club du livre, 1958 ; rééd. Seuil, 1982
  • W. B. Yeats, Quarante-cinq poèmes suivi de La Résurrection, Hermann, 1989, Poésie/Gallimard, 1993
  • Keats et Leopardi, Mercure de France, 2000
  • « Dix-neuf sonnets de Pétrarque nouvellement traduits par Yves Bonnefoy », Conférence no 20, printemps 2005 ; XIX sonnets de Pétrarque, avec huit gravures de Gérard de Palézieux, Meaux, éditions de la revue Conférence, 2005.
  • William Shakespeare :
    • Henri IV, Jules César, Hamlet, Le Conte d'hiver, Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce, Club français du livre, 1957-1960
    • Jules César, Mercure de France, 1960
    • Hamlet, suivi d'« Une idée de la traduction », Mercure de France, 1962
    • Le Roi Lear, Mercure de France, 1965 ; nouvelle édition précédée de « Comment traduire Shakespeare ? », 1991
    • Roméo et Juliette, Mercure de France, 1968
    • Hamlet, Le Roi Lear, précédée de « Readiness, ripeness : Hamlet, Lear », Folio, Gallimard, 1978
    • Henri IV, Théâtre de Carouge, Genève, 1981
    • Macbeth, Mercure de France, 1983
    • Roméo et Juliette, Macbeth, précédé de « L'Inquiétude de Shakespeare », Folio, Gallimard, 1985
    • Les Poèmes (« Vénus et Adonis », « Le Viol de Lucrèce », « Phénix et Colombes »), précédé de « Traduire en vers ou en prose », Mercure de France, 1993
    • XXIV Sonnets de Shakespeare, précédé de « Traduire les sonnets de Shakespeare », illustré par Zao Wou-Ki, Les Bibliophiles de France, 1994 ; Thierry Bouchard et Yves Prié, 1996
    • Le Conte d'hiver, précédé d'« Art et Nature : l'arrière-plan du Conte d'hiver », Mercure de France, 1994 ; Folio, Gallimard, 1996
    • Jules César, précédé de « Brutus, ou le rendez-vous à Philippes », Mercure de France ; Folio Gallimard, 1995
    • La Tempête, précédé d'« Une journée dans la vie de Prospéro », Folio, Gallimard, 1997
    • Antoine et Cléopâtre, précédé de « La noblesse de Cléopâtre », Gallimard, Folio-Théâtre, 1999
    • Othello, précédé de « La tête penchée de Desdémone », Gallimard, Folio-Théâtre, 2001
    • Comme il vous plaira, précédé de « La décision de Shakespeare », LGF, Le Livre de Poche, coll. Classiques, 2003
    • Les Sonnets, précédés de Vénus et Adonis et du Viol de Lucrèce, Poésie/Gallimard, 2007.
  • Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie. Vingt-quatre sonnets traduits par Yves Bonnefoy, Galilée, 2012.
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